Vieilles dynasties et racines en carton

Quel que soit leur domaine, les familles brodent toujours l’histoire qu’il faut pour justifier leurs héritages.

Roni Gocer  • 25 août 2021
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Vieilles dynasties et racines en carton
Serge Dassault (à droite) et son fils Olivier Dassault en 1997.
© Jack GUEZ / AFP

D’un pas léger, Bernard Arnault se promène à Roubaix. Ses cinq enfants et sa femme l’attendent tout sourire sous un chêne. Malgré la chaleur de juillet, tout le clan prend la pose en costume pour fêter la cession de la maison du grand-père à une école de commerce. Deux ou trois photos, et direction l’amphi. Le patriarche y livre un couplet poignant sur l’histoire familiale : « C’est ici même que mon père et mon grand-père ont construit les fondations de ce qui est devenu l’un des premiers groupes industriels européens […]_, valeurs de travail, d’audace et de persévérance_ […]_, racines entrepreneuriales… »_ Assis au premier rang, Gérald Darmanin écoute, l’air grave.

Le couplet est pourtant bien connu : Bernard Arnault, « l’enfant de Roubaix », s’est construit dans le Nord, par le travail. Et à la sueur de son héritage, lorsqu’il obtient une entreprise de travaux publics de son père, Jean, qui lui-même avait hérité de la direction de la boîte familiale par le biais de son beau-père, Étienne Savinel. Beau roman familial.

Les histoires similaires dans le monde des affaires ravissent la presse spécialisée. Quelques noms familiers – Lagardère, Dassault ou Bouygues – donnent corps à un univers souvent austère. Et recoupent une réalité économique. Dans le classement Challenges des cinq cents plus grandes fortunes françaises en 2021, huit familles se placent ainsi dans le top 10. Dans l’ombre des têtes d’affiche, évoluent d’autres dynasties plus discrètes, comme celle des Wormser, qui dirigent la banque Wormser Frères depuis 1932, sur quatre générations.

« Il ne faut pas se laisser avoir par les termes, on ne peut pas vraiment parler de dynasties », plaide Cyrille Chevrillon, président du groupe qui porte son nom et professeur affilié à HEC. Raillant le storytelling style Gala, il peste contre les histoires familiales factices. « Il y a une confusion entre les familles nobles, les anciennes familles industrielles et les riches familles actuelles. Le cas de Lagardère est un bon exemple : l’épopée ne commence vraiment qu’avec Jean-Luc Lagardère et ne risque pas de se poursuivre très loin avec son fils. C’est un peu court pour une dynastie. »

Le 30 juin dernier, la saga a en effet tourné court avec l’adoption d’un changement de structure juridique. Jusqu’alors, le groupe Lagardère était une société en commandite par actions, qui limitait fortement le pouvoir des actionnaires, notamment sur le choix des dirigeants. Depuis cette date, il n’est plus qu’une société anonyme, dont Arnaud Lagardère n’est assuré d’être le PDG que durant six ans. « Très souvent, il y a un monde entre ceux qui lancent ces grands groupes et ceux qui en héritent, commente Cyrille Chevrillon avec un sourire dans la voix_. Les familles qui réussissent le mieux sont celles qui abandonnent ce système de transmission et choisissent de recruter_ plutôt des managers compétents, comme le font les familles Michelin et Bettencourt. »

Dans le top 10 des grandes fortunes, on trouve huit familles.

Pierre-Édouard Stérin, cofondateur et principal actionnaire du groupe Smartbox, adopte une stratégie plus judicieuse encore, en déclarant transmettre ses 800 millions d’euros d’actifs à un fonds de dotation pour diverses associations plutôt qu’à ses enfants. « C’est une vraie liberté de démarrer avec rien dans la vie », philosophe-t-il dans les colonnes du journal Challenges, en assurant qu’il a « seulement » reçu 5 000 euros d’aides pour commencer. Évidemment, si ses marmots avaient besoin d’un petit coup de pouce, le père assure qu’il serait là pour les aider. Nous voilà rassurés.

Les dynasties politiques ont aussi leur charme. Elles rappellent avec saveur la quiétude du système féodal, sous lequel les successions étaient – en principe – bien réglées. Quelques îlots d’Ancien Régime subsistent ainsi, hors des pesanteurs républicaines. Dans la première circonscription de l’Oise, le mandat de député est passé de Marcel Dassault (1958-1986) à son petit-fils Olivier (1988-1997, puis de 2002-2021), dans une sorte de résurgence de la loi salique. À sa mort, son neveu Victor Habert-Dassault est élu dans la circonscription familiale avec 80,41 % des voix au second tour (avec une participation de 24,34 %). Les mâles de la famille Dassault règnent ainsi depuis plus de soixante ans sur le nord de l’Oise.

Dans le sud-est du pays, Aix-en-Provence fait figure de capitale régionale du népotisme. Maryse Joissains-Masini occupe l’hôtel de ville, aux airs de palais italien, depuis 2001 sans interruption. Son ex-mari avait été aux commandes de la ville de 1977 à 1983, avant d’être condamné pour complicité de recel d’abus de biens sociaux. Après la victoire de son ex-femme, il retrouve la mairie en tant que directeur de cabinet. « Je n’ai connu que Maryse Joissains à la tête de la mairie, c’est déprimant », témoigne Romain*, un trentenaire militant localement à La France insoumise.

« Moi, j’habite à Aix depuis 1955 et j’ai principalement connu des Joissains au pouvoir, raconte l’avocat engagé Benoît Hubert. D’abord son mari, puis Maryse elle-même. À 78 ans, elle continue de tenir parfaitement sa majorité. On la voit partout, discutant avec tout le monde. Le nom “Joissains” est devenu rassurant. » Elle a été réélue en juin 2020 et, depuis, sa fille Sophie, déjà sénatrice et élue dans la majorité municipale, est devenue -deuxième adjointe. L’inamovible maire « sait bien qu’elle risque d’être déclarée inéligible [pour prise illégale d’intérêt et détournement de fonds publics – NDLR] si son recours est rejeté, alors elle prépare la suite avec sa fille », commente Benoît Hubert. Dans une interview à La Provence, Maryse Joissains l’adoube déjà. Si Sophie devient maire, c’est qu’elle le mérite, son nom de famille n’est qu’un hasard. L’avocat est dépité : « Que voulez-vous ? Ces pratiques choquent les personnes investies dans la vie locale, mais la majorité des Aixois·es s’en fichent. Et pour l’opposition de gauche, ce n’est pas simple d’exister. Sociologiquement, on n’est pas trop chez nous. »

* Le prénom a été modifié.

Économie
Publié dans le dossier
La France des héritiers
Temps de lecture : 5 minutes
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