À Thouars, la psychiatrie érige des murs

Un an et demi après le meurtre d’une infirmière par un patient, une unité fermée doit être mise en place dans un service où l’ouverture était de mise. Une partie de l’équipe est inquiète.

Roni Gocer  • 15 septembre 2021 abonné·es
À Thouars, la psychiatrie érige des murs
L’hôpital, qui comptait trente lits, devrait en ouvrir quinze de plus dans une aile sécurisée.
© Roni Gocer

C ’est devenu triste ici… » Plantée devant la grille, Hélène Filet devient muette. Durant le trajet, elle jurait qu’elle ne voulait pas rester, pas risquer d’être vue par d’ancien·nes patient·es ou collègues. Elle s’avance pourtant vers le grillage, doucement, happée par ses souvenirs. Face à elle, la façade pastel du service psychiatrique de l’hôpital Nord-Deux-Sèvres est restée la même. Usée et noircie. À part la départementale qui ronronne plus bas et quelques arbres isolés, il n’y a pas beaucoup de vie ; la plupart des services de soins de la zone ont été déménagés à Faye-l’Abbesse (Deux-Sèvres), dans un ensemble hospitalier flambant neuf. Plus loin en contrebas, même la ville de Thouars a l’air de prendre ses distances. « Depuis le drame de l’année dernière, beaucoup de choses ont changé, commence Hélène Filet, qui dirigeait le service jusqu’en 2012. Le service a été fermé pendant plusieurs mois puis a rouvert avec moins de lits. Avant, c’était plus vivant. »

Le drame, c’est la mort de l’infirmière Élodie Multon, tuée en février 2020 par un patient. Après l’émoi et les hommages, la reconstruction démarre, pilotée par le professeur Nemat Jaafari, chef de psychiatrie à Poitiers. Ce dernier annonce un an plus tard la mise en place imminente d’une unité fermée de quinze lits, voulue pour être plus sécurisée. Dans le service, on appréhende. Jusqu’à présent, l’établissement ne comptait que deux chambres d’isolement, pour les rares moments où la tension l’exigeait. Perçu comme un cache-misère, le surplus de cloisons ne convainc pas tout le monde. Une partie de l’équipe déplore l’effectif réduit et une formation souvent trop lacunaire, qui n’aide pas à gérer les moments de crise.

Lorsque Hélène débute à Thouars en 1974, elle n’a suivi que trois heures de psychiatrie dans son cursus. Elle est interne – en sixième année de médecine – et le service vient tout juste d’ouvrir avec 80 lits pour désengorger le sud des Deux-Sèvres. Elle le quittera trente-huit ans plus tard, comme praticienne hospitalière puis directrice. « Nous fonctionnons de manière ouverte depuis le début et nous n’avions jamais eu d’accident grave ou de fugue avant le drame, reprend Hélène. Lorsqu’un patient avait un moment de crise, les infirmiers adoptaient une approche douce. C’était possible avec l’expérience et le bon effectif. Aujourd’hui, on apporte juste une réponse sécuritaire à un problème médical. »

Parmi les anciens du service, Hélène n’est pas la seule à s’inquiéter d’une restriction de la liberté des patients. Dès l’annonce par le professeur Jaafari du projet de relance dans La Nouvelle République, des infirmiers et des psychiatres ayant fréquenté le service demandent des comptes au président de la commission médicale du centre hospitalier, le docteur Frédéric Pain. Ce dernier rejette les critiques et déplore dans les colonnes du même quotidien « un discours psychiatrique qui ne prend pas en compte la réalité des moyens ».

Ce procès en utopisme ulcère Gaby Richon, qui a dirigé – avant Hélène – le service psychiatrie pendant quarante ans. Depuis plusieurs mois, le septuagénaire ferraille contre le service fermé : « Il y a une dimension d’échange et de vie commune qui échappe à l’administration. Au lieu d’encourager les soignants à sociabiliser avec les patients pour les aider, on réduit les interactions au minimum. En enfermant les malades, le but est de les “tasser” psychologiquement, d’avoir plus d’emprise sur eux. C’est simple, ça fonctionne. Bien sûr, cette méthode peut avoir son intérêt dans certains cas précis, mais nos deux chambres d’isolement y suffisaient. Alors, avec une unité entière, j’ai peur que l’on y place par facilité des patients qui ne devraient pas s’y trouver. » De fait, les quinze lits nouveaux représenteraient un tiers des places, puisque le service psychiatrique de Thouars n’en dispose actuellement que d’une trentaine.

Dans son dernier rapport de visite (en mars 2019), la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté mettait au rang des « bonnes pratiques » la possibilité des patients d’aller et venir dans l’établissement, quel que soit le statut de leur hospitalisation. Quelques lignes plus loin, le même rapport prenait un ton plus alarmiste sur la gestion des effectifs : le « nombre insuffisant de personnels soignants et leur insuffisante disponibilité pour bénéficier d’une offre de formation qui gagnerait à être étoffée ont pour conséquences un recours trop fréquent à l’isolement et la sollicitation régulière des forces de l’ordre pour la prévention ou la gestion de situations de crise qui relèvent du soin ». Exemple prosaïque : les patients ne peuvent pas fumer la nuit, de 20 h 45 à 6 h 45. Une privation qui n’a d’autre motif que le manque de personnel suffisant, répondra le directeur de l’hôpital Nord-Deux-Sèvres de l’époque, Pierrick Dieumegard, dans ses observations.

Dès que l’on parle boulot, quelque chose se tend chez Mélissa*. Les mots cavalent, les mains se rétractent. Au sein du service endeuillé, elle travaille comme infirmière depuis une dizaine d’années. Son ton ne s’apaise pas quand elle aborde sa formation : « J’ai commencé en 1993, quand le diplôme d’infirmier en soins psychiatriques venait d’être supprimé. J’ai fait partie de la première génération à suivre un enseignement général, dans lequel les soins psy occupaient une place limitée. Je me souviens en particulier d’un cours sur les traumatismes, au sens très large du terme. On abordait autant les traumatismes psychologiques que ceux dus aux accidents de la route ! »

Derrière le masque, un sourire perce. L’infirmière poursuit, plus à l’aise : « Nous avions à faire cinq semaines de stage en psychiatrie, mais j’ai connu des infirmiers qui commençaient sans expérience. Ils faisaient requalifier de courtes expériences en Ehpad en actes de gérontopsychiatrie. Et ça passait. »

Le 23 mars 1992, l’année précédant l’entrée de Mélissa dans un institut de formation, l’État enterre par arrêté le diplôme d’infirmier en soins psychiatriques. Dans les services, deux générations de professionnels, avec deux diplômes différents, coexistent depuis. Et, à en croire Mélissa, la cohabitation se passe bien. « À mes débuts, les anciens étaient encore majoritaires et ils m’ont beaucoup aidée. Leurs conseils et leurs remarques m’ont permis de compenser mes lacunes, notamment dans la pratique, la relation avec les patients. »

Opposée à la mise en place d’une unité fermée, Mélissa est cependant minoritaire dans son service, où les verrous rassurent quelque peu et où la promesse de nouveaux lits et d’embauches laisse espérer un rebond pour la clinique. « Je trouve ça vraiment dommage qu’on en arrive là tout de même, lance son collègue Philippe d’une voix rêche. Bien sûr, les investissements sont une bonne chose : c’était nécessaire. Mais je reste attaché à l’histoire de la psychiatrie thouarsaise. Même si nous n’avons qu’une cinquantaine d’années d’existence, nous avons toujours été un service entièrement ouvert, où les patients pouvaient se balader à l’intérieur et à l’extérieur librement. » Fils d’une infirmière en psychiatrie, Philippe embrasse à son tour la profession en 1998, en rejoignant le service de Thouars. « Quand je suis arrivé, on m’a fait comprendre les moments où je devais me préserver. Alors oui, j’ai déjà eu peur, comme tout le monde ici, notamment quand j’étais seul la nuit, mais on m’a bien appris à faire face. »

Au cours de l’été, une nouvelle agression touche l’hôpital. L’une des collègues de Philippe est séquestrée durant une visite à domicile et agressée physiquement. Finalement, elle parvient à calmer le patient et à le conduire dans un établissement pour être pris en charge. « Elle savait quoi faire et comment se comporter parce qu’elle était à deux ans de la retraite, raconte Mélissa. Outre l’expérience, elle connaissait bien le patient. Si ça avait été un étudiant tout juste diplômé, il serait peut-être mort. » Depuis cet épisode, l’infirmière agressée est en arrêt et risque de ne pas revenir. En parallèle, d’autres départs se suivent et le turn-over continue. « Aujourd’hui, la moitié du personnel est jeune. Alors, quand on nous promet que la future unité fermée ne sera composée que d’infirmiers expérimentés, on demande à voir. »

Les contours du projet restent flous, alors que la date d’ouverture est annoncée pour octobre, avec une probable réduction de moyens par rapport aux ambitions originelles. Mélissa se résigne. « Le pire, c’est que c’est la même chose partout. Pour nous, les petits hôpitaux en bout de région, comme pour les grands services, on trime comme on peut avec des moyens en berne. »

  • Le prénom a été modifié.
Société Santé
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