Ces flics qui roulent des mécaniques sur Instagram

Sur Instagram, des « Brav-M » affichent leur goût pour la violence et les grosses motos, avec l’assentiment de leur hiérarchie.

Maxime Sirvins  • 6 octobre 2021 abonné·es
Ces flics qui roulent des mécaniques sur Instagram
© Maxime Reynié

Des milliers d’abonnés, des selfies en tenue de maintien de l’ordre, des vidéos de manifestations sur musique guerrière… Bienvenue chez les « influenceurs » des brigades de répression de l’action violente motorisées, les Brav-M. Souvent jeunes, ils allient parfaitement la passion pour leur travail et les codes des réseaux sociaux, qui leur permettent de renforcer la communication policière.

Les Brav-M sont les unités motocyclistes anticasseurs inaugurées en mars 2019. Elles ont pris le relais des détachements d’action rapide (DAR), créés au début du mouvement des gilets jaunes. Équipées de LBD et de diverses grenades, elles sont bien connues des manifestants, qui les craignent pour leurs violences offensives. Les policiers qui -composent ces unités ont si bien fait la preuve de leur efficacité que, fin 2020, la préfecture de Paris a créé une Brav-M permanente, la 24e compagnie d’intervention, dont de nombreux « influenceurs » font partie.

Depuis leur création, ces brigades sont énormément mises en avant dans la communication de la préfecture et du ministère de l’Intérieur, ainsi que dans de nombreux reportages et articles de presse. En louant l’efficacité de ces agents, la hiérarchie a pu redorer son blason après les échecs cuisants de maintien de l’ordre lors des premiers actes des gilets jaunes parisiens. Cette exposition, la tenue noire, les motos sportives, l’atmosphère virile et un rapport intense à l’action ont donné à ces policiers le sentiment de faire partie d’une élite et l’envie d’en montrer encore plus.

Le visage découvert, en vacances avec son amie, un policier de la 24e compagnie d’intervention adresse sur sa story Instagram une « dédicace aux Black Blocs » : « Je reviens bientôt signer les autographes », crâne-t-il. Les photos et vidéos postées (qui disparaissent 24 heures après avoir été publiées) montrent que ces agents de la Police nationale semblent avoir du mal à tracer une ligne claire entre leur vie privée et leur activité professionnelle. En congé et en famille, ils sont policiers avant tout.

Ce type de message révèle aussi un appétit pour l’intervention, la violence et le combat, ainsi que l’obsession d’être à tout moment un guerrier au service de l’ordre. On retrouve cet attrait pour la violence viriliste dans de nombreuses publications, comme des vidéos qui reprennent les codes de propagande moderne utilisés par divers groupes armés, qu’ils soient institutionnels ou non. Des musiques guerrières, des ralentis et une mise en avant à la gloire de ces « combattants » : toutes les symboliques du genre y passent.

Ils sont jeunes, masculinistes, adeptes de vitesse, et maîtrisent parfaitement les codes des réseaux sociaux.

Pour leurs auteurs, c’est aussi la possibilité de mettre en valeur leur matériel : les grosses motos, l’uniforme noir et tout l’équipement. Cet affichage insistant est un élément typique de la culture professionnelle de ce groupe, destiné à créer un sentiment d’appartenance et de cohésion. Ces canaux de communication sont en rupture avec le discours de la hiérarchie policière, qui cherche à lever les barrières entre la police et la population, à regagner la confiance de celle-ci, et insiste sur le côté humain du métier. Ici, on remet des barrières symboliques avec l’imagerie guerrière, les badges et l’uniforme. L’individu disparaît sous l’attirail.

L’aspect professionnel des Brav-M, qui se considèrent comme formant une élite, est donc cultivé avec la notion d’appartenance par le matériel : on se reconnaît, on se valorise à travers celui-ci dans une surenchère montrant que l’on appartient à un groupe resserré et soudé. Cela permet aux agents de construire des microcosmes numériques pour promouvoir leurs valeurs et renforcer leur appartenance au groupe.

Ces policiers sont jeunes, la vingtaine, masculinistes, adeptes de vitesse, et maîtrisent parfaitement les codes des réseaux sociaux. Ils y donnent à voir des entraînements et des interventions, en mélangeant le contexte du travail en mission et celui de la mise en valeur personnelle. Il devient alors impossible de distinguer ce qui relève d’une communication officielle ou personnelle. Quelles images ont été prises pour relayer le travail de la police ? Quelles sont celles qui témoignent seulement du goût personnel ou de la passion ?

Jérôme Foucaud, directeur de la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police de Paris, suit ses agents avec assiduité, n’hésite pas à partager leurs images et à les identifier dans ses propres publications. Ce n’est pas de la communication officielle, mais cela dénote la volonté de l’institution policière de laisser faire et même de contribuer, par des canaux en apparence individuels, à la diffusion de publications qui l’arrangent bien.

En étant acceptés et validés officieusement par le directeur de la DOPC, les comptes Instagram de ces policiers participent à la stratégie de guerre de l’image mise en place par l’institution depuis plusieurs mois, pour contrer les vidéos de violences policières et redorer l’image de la police. Autre preuve de l’implication de l’institution dans cette communication : il n’est pas rare qu’un agent affiche publiquement qu’il attend l’accord de sa hiérarchie pour publier de nouvelles vidéos de patrouilles ou d’interventions. Signe que l’institution policière donne bien son aval (ou non) à ces publications.

Ce jeu sur les codes et l’exploitation de contenus professionnels dans un contexte personnel rendent cette pratique des plus ambiguës. Même s’il ne s’agit pas d’une communication institutionnelle, qu’il n’existe pas de plan de com’ établi, chaque agent qui publie sur son compte devient le représentant de sa corporation dans une situation personnalisée. Ils sont aussi nombreux à gérer leur -communauté en répondant aux questions qui leur sont posées, comme la police elle-même devrait le faire. Dans cette zone grise des réseaux sociaux, la hiérarchie pourra toujours dire qu’il ne s’agissait pas de communication officielle, mais individuelle. La préfecture de police sera forcément gagnante en laissant l’initiative à l’individu et pourra se laver les mains en cas de dérapage. Ce flou l’arrange car, sans en prendre la responsabilité, elle en profite, puisque aucune communication officielle ne pourrait être aussi brute de décoffrage. Et cela crée du contenu sur des espaces viraux.

La maison policière a en effet bien compris que le public est lassé des communications impersonnelles des grandes organisations. La tendance est à retrouver du storytelling individuel. Qui fait quoi ? Pourquoi ? Il y a une envie de personnaliser une organisation jusque-là très collective en mettant en avant les individus qui la font, même si cela s’effectue de façon officieuse.

Pour Michaël Meyer, sociologue des médias et de l’image ayant travaillé sur la visibilité et la médiatisation de la police, ces comptes Instagram sont en outre révélateurs d’un besoin d’émancipation des agents. Selon lui, tous les policiers, et pas seulement aujourd’hui, ressentent une frustration à ne pouvoir communiquer sur leur travail. Le droit de réserve, qui contraint les fonctionnaires de police à ne s’exprimer qu’avec une certaine retenue, accroît ce sentiment de -privation de liberté d’expression. La génération qui a grandi avec la spontanéité du partage en ligne s’y retrouve peu. Avec les réseaux sociaux, ces jeunes fonctionnaires peuvent plus ou moins contourner cette frustration en agissant sous pseudonyme. La communication organisationnelle étant très cadrée et old school, ils trouvent sur ces réseaux une forme de soupape pour parler de leur travail librement, partager leurs expériences avec d’autres policiers et se soutenir mutuellement.

Insatisfaits des retours d’expérience réalisés dans leur espace professionnel, les agents éprouvent le besoin de le faire de manière anonyme en dehors du travail, dans ces espaces numériques. Ce qui ne va pas sans risques de dérives. Plusieurs médias, dont Streetpress, ont ainsi révélé l’existence de groupes Facebook ou de boucles WhatsApp de policiers échangeant des messages racistes.

Pour ce qui est des instagrameurs de la Brav-M, même s’ils sont par moments très caricaturaux dans la mise en scène de leurs interventions et la promotion de leur matériel, leurs agissements sont symptomatiques du besoin de partager leur expérience professionnelle. Et cela semble parfaitement convenir à la communication policière.

Contactés, ni les agents sur Instagram ni la préfecture de police de Paris n’ont souhaité répondre à nos questions pour l’instant.