Dépression post-partum : « prendre soin des mères »

Sage-femme et féministe, Chantal Birman est au centre d’un documentaire sur les difficultés psychologiques suivant l’accouchement. Un tabou qui souligne les carences du système.

Erwan Manac'h  • 20 octobre 2021 abonné·es
Dépression post-partum : « prendre soin des mères »
© Tandem Films

Plan serré sur les femmes prises dans l’abîme des premiers jours de maternité. Pour son premier film, la cinéaste Aude Pépin s’est fondue dans l’ombre de -Chantal Birman, ancienne cheffe de service de la maternité des Lilas (Seine-Saint-Denis), devenue sage-femme libérale, au cours de ses visites accompagnant le retour des mères à domicile. Grâce au regard bienveillant de cette militante historique du droit à l’avortement, À la vie porte une lumière sensible et bouleversante sur un énorme tabou : l’épreuve psychique des débuts de la parentalité, qui conduit entre 10 % et 15 % des femmes à la dépression.

Est-ce la puissance rare de sa parole ou la sensibilité d’une documentariste qui a su retranscrire son combat avec simplicité ? Est-ce la société qui se montre enfin prête à ouvrir les yeux ? La jeune grand-mère a en tout cas vu micros et caméras affluer ces dernières semaines pour collecter son message d’alerte, longtemps ignoré, comme est ignorée la parole des sages-femmes aujourd’hui en lutte.

L’une des premières causes de mortalité chez les jeunes mères, la première année, c’est le suicide (1). Pourquoi personne, ou presque, n’en parle ?

Chantal Birman : D’une part parce que cela n’intéresse pas les médecins. Un obstétricien s’intéresse à ce qui se passe à la maternité et c’est normal. Quand on est dans l’institution, on perçoit le « baby blues » et les larmes, mais la vraie dépression qui arrive après et qui touche entre 10 % et 15 % des femmes (2) n’est pas visible.

Qui s’occupe de ces femmes ? Qui peut les signaler ? Personne. Elles sont seules chez elles. La seule mesure prise est de leur demander de venir en consultation, mais elles ne peuvent tout simplement pas ! Sous une chemise de nuit, on ne voit pas si la dame est pauvre ou a des problèmes autour d’elle. En faisant des visites à domicile, j’ai découvert qu’on pouvait vivre à dix dans 15 mètres carrés.

Comment expliquer cette fragilité de la période post-partum ?

Le désir d’enfant, chez les futures mères et pères, ne s’accompagne pas toujours du désir de changer profondément d’état. Après la naissance, on découvre subitement qu’on n’est plus les mêmes, psychiquement et physiquement. Pour les femmes, c’est terrible. Quand on leur annonce qu’elles peuvent rentrer chez elles, il y a l’idée qu’elles vont retrouver leur vie et leur corps. Mais elles ont déménagé pour de bon et ne pourront pas remettre les meubles comme ils étaient avant.

Le ras-le-bol des sages-femmes

Les sages-femmes seront de nouveau en grève du 22 au 25 octobre, après une sixième journée de mobilisation très suivie le 7 octobre. Elles réclament depuis le début de l’année des effectifs supplémentaires, des hausses de salaire, l’ouverture d’un grand chantier sur leurs conditions de pratique et la création d’une sixième année d’études pour alléger la charge de travail des étudiant·es. Sur le volet salarial, les annonces du ministre de la Santé, le 16 septembre, ont déçu. Une prime mensuelle de 100 euros est prévue au budget 2021 ainsi qu’une revalorisation de la grille équivalant à 82 euros par mois. C’est huit fois moins que la revendication des sages-femmes, reprise en juillet parmi les hypothèses de l’inspection générale des affaires sociales, qui recommandait une revalorisation « sensible » dès le début de carrière. Il faut dire que le sentiment d’épuisement est de taille : selon les syndicats, 40 % des sages-femmes hospitalières sont victimes d’épuisement professionnel et sept étudiant·es sur dix présentent des symptômes dépressifs du fait de la lourdeur de la formation.

Il y a également une déresponsabilisation de la société, dont le rôle est pourtant majeur. Du fait même des acquis du féminisme, le message qui est adressé aux jeunes mères est : « Avec la contraception et le droit à l’avortement, cet enfant, vous l’avez voulu. Il va falloir vous en occuper. Vous êtes libres. Bye-bye ! » À l’image d’une grande penseuse du féminisme comme Simone de Beauvoir, qui n’était pas dans un féminisme maternel, les femmes qui ont des enfants sont restées loin du combat collectif. Elles demeuraient dans l’éducation, qui renvoie à la sphère individuelle. Il faut donc faire en sorte que ces individus qui meurent d’être dans l’isolement puissent se retrouver dans des lieux pour mettre en commun leur solitude et en faire des moments de richesse et de réflexion.

Comment aider les jeunes parents ?

Nous devons créer une culture de la parentalité et de la très jeune parentalité, à l’image du travail accompli par l’association Maman blues. Il faut aider les jeunes parents à se rencontrer. Il faut prendre soin des mères, comme des pères, aller chez eux au-delà des deux consultations à domicile qui sont remboursées. Pour cela, nous devons pouvoir rester une heure, voire une heure et demie, ce qui est impossible avec un tarif de consultation à 40 euros, sachant que les sages-femmes en touchent moins de la moitié.

Nous devons créer une culture de la parentalité.

L’allongement de quinze jours du congé paternité n’est pas suffisant. Certes, les mecs vont pouvoir faire à manger et le ménage, prendre un peu plus de temps pour créer du lien avec l’enfant. Ils seront avec leur femme dans ce trou psychique du post-partum. C’est un moment important, mais il faut l’aménager afin qu’il soit intéressant du point de vue intellectuel. Quinze jours après, ils seront heureux de retourner au travail, et la femme restera avec tout ça.

Dans votre parcours, quand avez-vous pris la mesure du phénomène et décidé de témoigner ?

J’ai toujours témoigné, mais les sages-femmes n’ont jamais compté socialement ! Nous aussi faisons partie du tabou. La sage-femme est le curseur social de la situation des femmes dans la société. Le sort qui lui est réservé reflète celui qui est fait aux femmes : de longues études, une absence de reconnaissance, des salaires très bas et des retraites de misère. J’ai eu une carrière complète à trois quarts-temps et je touche aujourd’hui 1 400 euros de retraite. Voilà ce qu’on vaut !

Cela fait un demi-siècle que je travaille et réfléchis, et jamais personne ne m’a demandé ce que je pensais. En tant que sage-femme, en tant que femme, en tant que mère et en tant que grand-mère, je suis tout en bas de la colonne. Ce ne sont pas celles-là qui ont la parole.

Aude Pépin a pris un risque en décidant de suivre une sage-femme et de parler de dépression du post-partum pour un premier film. J’avais peur de l’emmener au casse-pipe. Mais, avec son producteur, ils ont attrapé la pyramide sociale et sont en train de la renverser. Sans eux, aux yeux de la société, je n’existerais pas ! Alors que j’existais.

Un des slogans des sages-femmes en lutte est « une femme, une sage-femme ». Nous en sommes loin aujourd’hui. Quels problèmes cela pose-t-il ?

Comme on ne peut pas accompagner les femmes et qu’on ne veut pas les abandonner, elles sont toutes mises sous péridurale et monitorées en permanence. Dans la plupart des maternités, les sages-femmes sont dans une salle avec leurs écrans d’ordinateur pour regarder les monitorings et se déplacent dans les chambres lorsqu’il y a un problème. La France est aussi le pays qui périduralise le plus au monde (90 % environ). Justement parce que nous devons courir partout et n’avons pas le temps d’accompagner les femmes dans un accouchement sans péridurale. Les femmes pensent qu’elles l’ont choisi, mais en réalité ce ne sont pas elles qui décident. Enfin, il y a une détresse monumentale des personnels, qui produit un repli sur soi. On essaie de tenir debout, mais nous avons perdu le relationnel.

La sage-femme est le curseur social de la situation des femmes dans la société.

Qu’est-ce qui vous a permis de ne pas désespérer ?

L’équipe des Lilas, qui a été exceptionnelle. C’était l’inverse d’aujourd’hui : travailler rendait intelligent, j’apprenais chaque jour des choses. J’ai beaucoup ri et cela m’a énormément aidée. Ce que je suis, je le dois aussi à l’équipe de l’Association nationale des centres d’IVG et de contraception (Ancic), qui m’a aidée à travailler mon féminisme.

Vous avez milité pour la conquête du droit à l’IVG, pratiqué des avortements en appartement lorsque c’était encore illégal et vous avez fini par gagner cette lutte. Est-ce plus dur aujourd’hui de préserver ce droit ?

C’était une période politiquement et humainement extraordinaire. On se battait pour la vie des femmes, leur avenir et leur possibilité d’avoir plus tard des enfants si elles le voulaient. Une jeune femme mourait chaque jour des suites d’un avortement clandestin, en laissant des enfants orphelins et des hommes cassés à vie d’avoir accompagné leur femme vers un avortement. Plus toutes celles qui en sont devenues stériles. Il ne faut pas oublier que, pour se faire avorter, il fallait poser une sonde et attendre l’infection qui allait donner des contractions. Le risque de septicémie était énorme.

Nous avons encore aujourd’hui des choses à conquérir. Il faut donner aux sages-femmes la possibilité de pratiquer les IVG instrumentales. Cela permettrait d’inscrire l’IVG dans le parcours physiologique de la femme. Il faut également obtenir deux semaines de plus dans le délai d’accès. Un maximum d’IVG ont lieu pendant ces deux semaines aux Pays-Bas, en Espagne et en Angleterre (3). Comme ce voyage est coûteux, les femmes les plus pauvres n’ont pas la possibilité de le faire. Or, plus une grossesse est interrompue tardivement, plus il y a de risques pour la femme. Autrement dit, plus on est pauvre, plus on a de risques de mourir.

(1) Entre 2013 et 2015, le suicide représentait 13,4 % des décès maternels, juste derrière les maladies cardiovasculaires 13,7 %.

(2) La dépression du post-partum touche jusqu’à 35 % des parents d’enfants nés prématurés et parmi les populations précaires. Le baby-blues concerne environ 80 % des femmes ayant accouché (source Judith van der Waerden, Inserm et Sorbonne Université, Paris).

(3) Chaque année, 3 000 à 5 000 femmes partent avorter à l’étranger à cause du dépassement du délai légal en France.

À la vie, Aude Pépin, 1 h 18.

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