Les cerveaux et les cœurs de la Résistance

_Des vivants_ met à l’honneur les résistant·es du Musée de l’homme. Documenté, au trait audacieux, ce livre à six mains bouleverse par sa sobriété et sa finesse.

Marion Dumand  • 6 octobre 2021 abonné·es
Les cerveaux et les cœurs de la Résistance
© Éditions 2024

R ésister, c’est déjà garder son cœur et son cerveau. » L’homme en violet caresse le chat et lit. Il neige. Ailleurs, une femme à voilette continue la lecture. « Mais c’est surtout agir. » Puis d’autres à leur tour, quelque part, dans Paris. Ce qu’ils lisent à voix haute ? Le premier numéro du journal Résistance, qui, le 15 décembre 1940, est né clandestinement grâce au réseau du Musée de l’homme. Des amis, des amants, des collègues. Comme une famille qui va au combat, s’agrandit, se fragilise, avec espoir mais sans illusions. C’est-à-dire beaucoup de cœurs, de cerveaux et de courage. Des vivants, donc.

Des vivants, de Raphaël Meltz, Louise Moaty et Simon Roussin, Éditions 2024, 260 pages, 29 euros.
« Ce qui nous a amenés à l’histoire du réseau du Musée de l’homme, c’est une passion commune pour la Résistance et l’anthropologie, expliquent Louise Moaty et Raphaël Meltz. Le fait qu’un groupe d’ethnologues ait été le noyau d’un des tout premiers réseaux de la Résistance en France nous a toujours semblé passionnant, d’autant que le Musée de l’homme est un lieu d’engagement dès son ouverture en 1938. Il y avait une matière visuelle et intellectuelle si forte et si inspirante qu’à peine avions-nous commencé à y réfléchir que nous avons plongé dedans et embarqué Simon [Roussin] dans l’aventure ! »

Habitué à écrire seul ses bandes dessinées, ce dernier entend bien éviter les pièges du genre. Pas de croix gammée, même pour évoquer l’Occupation. Du 17 juin 1938 au 23 février 1945, et en 260 pages, le livre n’en compte que deux entières, l’une en couverture et l’autre pour la mascarade de procès. Le trio d’auteurs est d’accord : il faut questionner la représentation du nazisme, souvent traitée avec des automatismes dans la fiction. Ni gros plans appuyés ni « uniformes dont on peut compter chaque bouton », dixit Simon Roussin. L’important n’est pas dans la saturation vert-de-gris.

Le 14 juin 1940, les premiers soldats allemands pénètrent dans Paris. Le Musée de l’homme est le seul à ouvrir. Et Paul Rivet, son directeur, de dire : « Soldats de plomb… je les supprime de mon champ visuel. » Cette phrase, Paul Rivet l’a bien prononcée, ou plutôt rédigée. Toutes les phrases de Des vivants ont été dites ou écrites dans la réalité.

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Livres, lettres, procès-verbaux… Raphaël Meltz et Louise Moaty ont rassemblé près de mille pages de mots. Puis, avec Simon Roussin, ils les ont taillés, recomposés, mis en bulles. Les ont posés sur des actes concrets. Accompagnés d’un appareil de notes précis et passionnant.

Les mots mêlés des résistant·es forment la voix intime et collective du récit. Et quelle voix ! Des intelligences si aiguës, tant d’amour et de détermination que chaque mot vibre avec intensité. « Frémissants de vie et de révoltes, même les plus secrets, même les plus téméraires, écrivit l’un d’eux. Aussi différenciés par la nature qu’il était possible et tous pareils, tous frères par la volonté de dire non jusqu’au bout. » D’une position antifasciste à l’introspection absolue d’un condamné à mort, on lit avec autant d’émotion « nous sommes tous des chiens de rue » que « tout étant devenu si clair et si juste que je n’ai plus besoin même de moi-même ».

Si clair et si juste. L’important n’est pas l’ombre, mais la lumière. Celle qui vient juste après la défaite et la sidération. « J’ai deux enfants petits. Mon mari a été tué la première semaine de la guerre, dit une résistante tout en se préparant à l’action. Pour moi, c’est absolument impossible que ces enfants puissent vivre dans un pays devenu allemand et privé de liberté. » « Pourquoi… Pourquoi ? lui fait écho une autre, tandis qu’elle transporte un colis clandestin. Je ne me demande même pas pourquoi. Aucune autre ambition, mais elle est inouïe, démesurée, que de pouvoir un jour vivre et travailler librement. »

Cette lumière, Simon Roussin l’a invitée sur la page blanche avec une belle audace : il n’a conservé que trois couleurs, très fortes, en plus du noir de l’encre de Chine qui dessine la ligne claire : violet, turquoise et orange. Les nouvelles teintes de la résistance. Vives, vivantes. Leur éclat accompagne le visage de chacun. Quelques traits de plume, et c’est Germaine Tillion, Boris Vildé ou Sylvette Leleu qui s’animent, s’inquiètent, réfléchissent ou rient. Ce sont eux synthétisés, l’épure d’eux-mêmes. Ce que la bande dessinée populaire peut avoir de meilleur. D’ailleurs, si l’on ne s’y retrouve plus, dans ce récit plein de personnages et d’actions, plein d’ellipses aussi, les pages de garde réunissent une galerie de portraits avec les héros principaux et leurs noms, regroupés par affinités, reconnaissables qui par une houppette ou des lunettes, qui par une cravate ou un foulard.

Ni les rôles secondaires ni moins encore les ennemis et les traîtres ne sont de cette cartographie résistante. Car Des vivants nous redonne le goût des héros et des héroïnes. « La Résistance fut et demeure un fait moral, absolu, suspendu, pur. » Il ne s’agit pas d’idéaliser celles et ceux qui l’ont faite (pas de place, ici, pour les surhommes), mais de les entendre. « Chute verticale de l’optimisme, écrit l’un d’eux depuis la prison. S’il faut mourir, ce sera court. »

Il y a quelques ombres dans la lumière. Jusqu’aux trois couleurs – violet, turquoise, orange – qui se superposent pour créer d’autres valeurs, sortir de l’aplat, faire naître une nuit, un cerne, et donner chair au monde. Parce que des vivants parlent aux vivants. « Nous voulons aimer sans mensonge et marcher le long des chemins (1) », nous disent-ils.

(1) Cantate de l’inauguration du Musée de l’homme, de Darius Milhaud, livret écrit par Robert Desnos.

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Littérature
Temps de lecture : 6 minutes
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