Dark kitchens : l’ubérisation côté cuisine

Les services de livraison de repas uniquement accessibles en ligne via des plateformes se multiplient, au grand dam du voisinage, des livreurs, des municipalités et des restaurateurs.

Vincent Bresson  • 3 novembre 2021 abonné·es
Dark kitchens : l’ubérisation côté cuisine
© Julien Cadena / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Rue du Centenaire à Montreuil (Seine-Saint-Denis), le voisinage a droit quotidiennement à un bal incessant de scooters. Ce défilé vrombissant est le fruit de la loi très « far-westienne » dictée par les plate-formes de livraison de repas. Tout a commencé l’an dernier, quand une « dark kitchen » s’est installée dans le quartier.

Ces structures, en plein développement en France depuis deux ans, sont le nouveau fer de lance du marché de la restauration rapide. À l’intérieur, pas de clients, mais une armée de préparateurs polyvalents répartis dans une dizaine de cuisines capables de produire des poke bowls, des cookies, des sushis comme des salades.

La dark kitchen est un lieu tourné vers un unique but : livrer le plus vite possible des commandes réalisées en un minimum de temps. Les clients sont contents, les voisins moins. « On ne sait pas pourquoi l’urbanisme a accepté un tel projet, se désespère Fanny, une riveraine qui fait partie d’un collectif informel de mécontents_. Une partie du voisinage est gênée par les odeurs ainsi que par le bruit des livreurs qui passent dans la rue, se garent n’importe où et prennent parfois des sens interdits. Avec le collectif, on a réussi à avoir une réunion avec des représentants de la mairie et il nous a été dit qu’il y a eu un accident avec un collégien. »_

À Saint-Ouen, l’installation d’une dark kitchen Deliveroo a posé le même problème et une solution a été trouvée par la mairie, qui a dégoté des places de parking pour les livreurs en scooters non électriques en amont du site. Charge à ceux-ci, payés à la course, de faire le reste du trajet à pied et donc de perdre un peu plus de temps à leurs frais.

« Il y a une déresponsabilisation des plate-formes, qui font tout pour ne pas respecter leurs obligations », s’insurge Leïla Chaibi, députée européenne. L’élue La France insoumise, très investie sur ce problème, voit l’installation de ces « cuisines-usines » comme un pas de plus vers l’ubérisation de la société, un modèle dans lequel les entreprises ont les mains libres pour agir comme bon leur semble. Au moindre problème, le secteur public est appelé à la rescousse. « Comme les livreurs ne sont pas salariés, ni les plateformes ni la dark kitchen n’ont prévu de toilettes pour eux, car elles n’ont pas d’obligation de le faire, raconte Fanny_. Donc ils urinent où ils peuvent, le plus souvent dans le square à côté. À chaque problème, la plupart des solutions mises en avant par la dark kitchen doivent être payées par la mairie : elle a suggéré à la mairie de prévoir davantage de places de stationnement et d’installer des toilettes publiques. Ça me semble incongru ! »_ Cow-boys d’un genre inédit, ces nouveaux acteurs ont réussi leur braquage : c’est aux livreurs, aux voisins et aux municipalités de s’adapter.

Un marché en plein boom

« Les dark kitchens comme celles de Courbevoie et de Saint-Ouen sont des usines ! Ce sont des lieux centralisateurs, donc c’est là que nous avons choisi de mener notre combat de sensibilisation, en les bloquant et en allant parler aux livreurs. » Wyssem est membre du Collectif des livreurs autonomes de plateformes (Clap) et, avec d’autres membres de cette organisation, il a participé aux blocages de ces deux centres gérés par Deliveroo, jusqu’à ce que la crise sanitaire et le premier confinement viennent interrompre ces actions. « On combat surtout numériquement, maintenant. Les livreurs sont, pour beaucoup, des précaires sans papiers, il est donc parfois difficile de les mobiliser. »

« À chaque problème, la plupart des solutions doivent être payées par la mairie. »

D’autant que, comme les livreurs sont – sur le papier – des travailleurs indépendants, ils ne peuvent pas se syndiquer, même si un projet de loi examiné à l’Assemblée nationale vise à permettre une représentation des livreurs et des chauffeurs VTC. Une proposition qui ne rassure pas Leïla Chaibi, qui y voit une façon d’entériner une troisième voie entre le salariat et le travail indépendant, mais sans les avantages ni de l’un ni de l’autre.

Wyssem et ses camarades ne bloquent plus les dark kitchens, mais leur détermination reste intacte. Le livreur soupire : « C’est de l’esclavage, franchement… » Un constat que ne partage pas Deliveroo. Le leader de la livraison de repas réfute même le terme « dark kitchen ». « Nous n’avons pas ouvert de “dark kitchen”, même si je sais que je combats des moulins à vent, argue Damien Stéffan, responsable communication de la plate-forme_. Nous avons des sites que nous appelons Deliveroo Éditions, dans lesquels nous hébergeons des cuisiniers qui se consacrent à la livraison. C’est un vocable plein de connotations négatives, nos cuisines n’ont rien de “dark”. Simplement, on n’accueille pas de client sur place. »_

Ces cuisines-usines ne seraient pas plus une usine à fric, à en croire le communicant. « Ça sert à héberger des marques, souvent exclusivement disponibles sur Deliveroo. En retour, on leur offre de la chalandise. Ce n’est pas nécessairement très rentable : on le fait surtout pour permettre à des marques exclusives de se développer. Pour nous, ce n’est pas une machine à cash. »

Le modèle de base est le suivant : Deliveroo offre à des restaurants une mise en relation avec les clients internautes ainsi que le moyen de paiement, en échange de quoi le restaurateur, enregistré comme indépendant, ne paiera pas de loyer, mais une commission. Il doit souvent s’engager également à n’être disponible que sur cette plateforme. « Sur un restaurant lambda, on est autour de 25 % à 30 % de commission. Sur nos Deliveroo Éditions, la commission est un peu supérieure à ce tarif », indique Damien Stéffan.

Si les dark kitchens s’implantent un peu partout à proximité des métropoles françaises, de Paris à Grenoble en passant par Toulouse, c’est parce qu’elles sont présentées comme très profitables par les acteurs du secteur. D’ailleurs, le marché serait en plein boom en France, selon une étude du cabinet Food Service Vision. Les commandes livrées devraient atteindre un chiffre d’affaires de 10,3 milliards d’euros en 2024, date à laquelle 20 % des ventes des restaurants se feront par commandes à domicile. Cooklane, l’entreprise derrière la dark kitchen de Montreuil, veut sa part du gâteau et vante, sur son site, la rentabilité de ce modèle pour attirer le chaland : là où un restaurant traditionnel aurait besoin de 200 à 300 mètres carrés de surface et de plus de 15 salariés, une entreprise optant pour une dark kitchen se contenterait de 18 mètres carrés et de 4 ou 5 salariés, pour un chiffre d’affaires équivalent. Difficile de lutter.

Survie des restaurants

Comme beaucoup de restaurateurs, Alain Fontaine s’alarme. « Ce n’est même plus une ubérisation de la société, c’est une amazonification, raille le patron du restaurant Le Mesturet, à Paris_. On va vers la livraison dans tous les secteurs. Le covid a accéléré ce phénomène : on commande davantage en ligne, on se fait livrer ses repas et on travaille en visioconférence. Le télétravail l’a emporté, on le voit, car les formules du midi fonctionnent moins bien. »_

Le président de l’Association française des maîtres restaurateurs est inquiet pour la survie des restaurants, déjà très impactés par les confinements successifs, mais, selon lui, l’enjeu ne se résume pas à une simple histoire de sous : « Quand vous faites de la vente à emporter, vous videz vos restaurants. C’est dangereux pour leur pérennité, mais aussi pour notre art de vivre. Au restaurant, on peut rencontrer des gens, on s’affronte pacifiquement à d’autres communautés. Et puis, alors même qu’on parle de plus en plus d’écologie, là, on n’est vraiment pas dans l’anti-gaspi. Tout est livré dans du carton qui finira à la poubelle. »

« Ils veulent gérer toute la chaîne alimentaire avec la collecte de données. »

En matière d’hygiène aussi, les acteurs du secteur appellent régulièrement à une grande prudence. Une partie des dark kitchens sont accusées d’être négligentes sur ce point, en mettant par exemple un évier en commun pour différents restaurants. « C’est un mode de consommation nouveau, comme Airbnb. Mais cela ne doit pas se faire au détriment des acteurs installés. Il faut les mêmes règles sociales, fiscales et sanitaires. Par exemple, sur la vente d’alcool sans licence IV. Après, si on est capable de faire du japonais et de l’italien dans la même pièce, eh bien je suis admiratif », explique avec une pointe d’ironie Pascal Mousset, président du Groupement national des indépendants hôtellerie et restauration d’Île-de-France.

Les dark kitchens pourraient ne pas faire courir des risques qu’aux restaurants traditionnels. Leïla Chaibi pense que les entreprises de restauration pourraient être les prochaines victimes de l’appétit vorace des plateformes numériques : « Elles ont un objectif : casser le système social. Elles disent qu’elles jouent un rôle d’intermédiaire, qu’elles rendent service aux restaurants. Amazon disait la même chose : “On fait juste l’intermédiaire entre le client et le vendeur.” Mais elles sont là pour détruire les vendeurs. Uber travaille à une voiture sans chauffeur, par exemple. Amazon concurrence les vendeurs en proposant ses propres produits, tout en sachant quels sont les articles qui se vendent bien grâce à la récolte de données. »

Un fonctionnement qui pourrait être décliné dans le milieu de la livraison de repas, où les données accumulées par Deliveroo et consorts leur permettent de savoir quels plats sont populaires dans une zone géographique donnée. « Ils veulent gérer toute la chaîne alimentaire avec la collecte de données, c’est leur arme par rapport aux restaurateurs. Pourquoi se priveraient-ils de proposer leurs propres bo buns si ceux d’un restaurant se vendent bien ? » questionne la députée européenne.

Si Cooklane met en avant, auprès des restaurateurs, les bénéfices permis par les dark kitchens, l’entreprise se garde bien de parler des inconvénients. Les restaurants classiques sont peut-être moins rentables, mais ils sont encadrés par la loi : leur loyer ne peut pas augmenter d’un coup, même si l’établissement a du succès. Pas concernées par ces baux commerciaux, les dark kitchens sont donc moins protégées. Baptiste Robelin, avocat, estime cependant que la problématique la plus importante est peut-être ailleurs : « Il n’y a pas de réglementation sur le référencement de ces plate-formes. Elles ne sont pas transparentes sur la visibilité qu’elles accordent. Le jour où elles décident de ne plus vous mettre en avant sur l’application, vous -n’existez plus. »

Le spécialiste en droit commercial, qui travaille au cabinet d’avocats Novlaw, n’est cependant pas inquiet : les dark kitchens et les services de livraisons de repas ne feront pas disparaître les restaurants traditionnels. Il plaide cependant pour que les pouvoirs publics s’emparent de ce nouveau mode de distribution et légifèrent, afin qu’au moins les règles soient claires. Il propose par exemple de contractualiser l’emplacement visuel dédié sur Deliveroo.

« La question de la visibilité se pose, reconnaît Damien Stéffan. Mais je prends le problème à l’envers : si vous marchez dans votre quartier, vous ne verrez que les restaurants sur votre chemin. Avec Deliveroo, vous en verrez plus. Il y a une présentation avec un ordre particulier qui change d’un client à un autre. » Cet ordre particulier dépend d’un algorithme, connu pour mettre en avant les restaurants qui acceptent d’être exclusivement disponibles sur Deliveroo. Une façon supplémentaire de renforcer la dépendance des restaurateurs à la plateforme, qui sait comment se rendre omnipotente.

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