François Héran : « L’édifice des droits fondamentaux n’est pas un jeu de mikado »

Liberté d’expression et liberté de conscience sont liées, rappelle le sociologue et démographe François Héran, a fortiori quand les autorités lancent des injonctions idéologiques sur le respect des valeurs républicaines au mépris des réalités.

Christophe Kantcheff  • 23 novembre 2021 abonné·es
François Héran : « L’édifice des droits fondamentaux n’est pas un jeu de mikado »
Hommage à Samuel Paty, à Conflans-Sainte-Honorine, un an après l’assassinat de l’enseignant, en présence de Jean-Michel Blanquer et de Valérie Pécresse.
© Alain JOCARD/AFP

Le 30 octobre 2020, quatorze jours après l’assassinat de Samuel Paty, François Héran publie dans la revue en ligne La Vie des idées une « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie », sous-titrée « Ou comment réfléchir en toute liberté à la liberté d’expression ». Alors que l’opinion est tétanisée et que des membres du gouvernement instrumentalisent la situation, le texte du professeur du Collège de France est apparu aussi nécessaire que courageux, tout comme le livre qu’il a fait paraître ensuite et qui en est le prolongement, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression. D’autant qu’il y met en exergue la contradiction entre affirmation de la liberté d’expression et des valeurs républicaines et déni des discriminations.

Pourquoi avoir écrit cette « lettre aux professeurs d’histoire-géographie » deux semaines après l’assassinat de Samuel Paty ?

François Héran : L’élément déclencheur a été le malaise des professeurs d’histoire-géographie et de philosophie avec qui j’étais en contact. Il leur fallait préparer la journée d’hommage à Samuel Paty prévue le 2 novembre, mais les instructions de l’Éducation nationale se faisaient attendre.

François Héran Professeur au collège de France, il a dirigé la division des enquêtes et études démographiques de l’Institut national de la statistique et des études économiques, puis l’Institut national d’études démographiques. Il a notamment publié Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021.

Dans un entretien donné le 24 octobre au Journal du dimanche, le ministre Jean-Michel Blanquer avait déclaré que « plus personne n’avait droit à la lâcheté ». Une phrase choc aussitôt propagée par les médias. Mais quel sens lui donner ? Fallait-il montrer les caricatures de Mahomet aux élèves de tous âges, par exemple en les réunissant dans un livret distribué dans tous les établissements, voire dans les manuels d’histoire, comme l’avait réclamé deux jours plus tôt une ancienne journaliste de Charlie-Hebdo ? À cette question, Jean-Michel Blanquer a dû répondre que non : il fallait respecter la « liberté pédagogique et éditoriale ». Il y avait donc des limites à la liberté d’expression.

Vous ressentiez aussi la nécessité de rompre avec l’effet de tétanisation que l’assassinat de Samuel Paty avait déclenché…

C’était un paradoxe : au nom de la liberté d’expression, il fallait renoncer à notre liberté d’examen, adhérer à une vérité unique. J’ai voulu desserrer l’étau. Une démocratie digne de ce nom se doit d’être pluraliste. Il y a plusieurs conceptions possibles de la liberté d’expression, de la laïcité, du principe d’égalité, de la République, etc. On devrait pouvoir débattre de nos valeurs sans être accusés de saper la République, de haïr la France, de « gangrener » ou de « corrompre » la société. Il existe une grande confusion à ce sujet : si vous invoquez le pluralisme, on vous taxe de relativisme. Pour ma part, je me méfie des absolus et des vérités toutes faites.

Vous soulignez le fait que les droits fondamentaux sont indivisibles. Qu’est-ce que cela signifie ?

C’est un principe que la doctrine juridique contemporaine ne cesse de rappeler. Les droits fondamentaux (ou « libertés publiques ») sont interdépendants. On ne peut jouir de l’un en étant privé des autres. Il est impossible de les hiérarchiser car ils se conditionnent mutuellement, et c’est cela qui les rend effectifs : le droit à la vie et à l’intégrité physique, la dignité de la personne, le droit d’aller et venir, le droit de vote, la liberté d’expression, la liberté de croyance, les droits économiques et sociaux, les droits de l’enfant, le principe de non-discrimination, etc. sont inséparables. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme n’a cessé de resserrer leurs liens.

On devrait pouvoir débattre de nos valeurs sans être accusés de saper la République.

De nos jours, certains candidats à la présidence de la République voudraient retirer la France des conventions internationales et négocier ensuite un retour sélectif et conditionnel. C’est oublier que l’édifice des droits fondamentaux n’est pas un jeu de mikado dont on pourrait extraire une poutrelle en laissant le reste inchangé. C’est une cathédrale dont nous sommes tous les bâtisseurs. Un tel édifice protège nos droits individuels, y compris la liberté d’expression.

Le souverainisme à courte vue rêve de nous replier dans une chapelle nationale. Le véritable souverainisme voit plus loin ; il joue un rôle actif dans la construction de l’édifice universel des droits, en revendiquant notre apport à l’héritage européen.

Vous insistez sur « les tours jumelles » que constituent la liberté d’expression et la liberté religieuse…

« Tours jumelles » parce qu’elles sont à la fois inséparables, grandioses et vulnérables. Que ce soit dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen d’août 1789, dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 ou dans la Convention européenne de 1950, elles sont toujours énoncées à la suite, avec la même structure : on consacre la liberté en question, on rappelle aussitôt qu’elle a des limites, à fixer par la loi. Il n’est jamais dit qu’une liberté puisse absorber l’autre : la liberté de croyance ou de conviction n’est pas une annexe de la liberté d’expression, même si elles sont liées.

Restent deux problèmes majeurs, dont les Constituants de 1789 avaient clairement conscience. D’abord, il ne faut pas que les limites posées à la liberté soient liberticides. Ensuite, les grandes déclarations juxtaposent les deux tours sans les articuler. C’est à la jurisprudence de limiter ces limitations et de mettre en balance les deux libertés en cas de conflit.

Que pensez-vous de la phrase de Pierre Desproges : « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui » ?

Il avait tiré cette conclusion après « Le Tribunal des flagrants délires » du 28 septembre 1982, cette émission de France Inter qui avait « cité à la barre » Jean-Marie Le Pen. Le « pacte humoristique » ainsi défini par Pierre Desproges pose une limite à la liberté d’expression. C’est d’ailleurs ce qu’a fait Samuel Paty avec sa classe de quatrième, d’après les mails échangés avec ses collègues et sa hiérarchie (Le Monde du 18 novembre 2020). Il a montré à ses élèves une caricature qu’il a lui-même qualifiée de « trash », et ce « pendant quelques secondes », en autorisant ceux qui risquaient d’être choqués à quitter la salle. On ne porte pas atteinte à la mémoire de Samuel Paty en rappelant ces faits : il était réellement embarrassé par les caricatures de Charlie, dont celle qui représentait Mahomet en prière dans une posture obscène.

Nous disposons de données accablantes sur les discriminations.

Samuel Paty est un martyr de la liberté d’expression, mais pas sous sa forme absolue. Elle soulevait, à ses yeux, un « dilemme » : « Faut-il ne pas publier ces caricatures pour éviter la violence ou faut-il publier ces caricatures pour faire vivre la liberté ? » Il répondait ainsi à des collègues qui lui reprochaient non pas d’avoir mis trop de zèle à défendre la liberté d’expression et la laïcité, mais de ne pas les avoir suffisamment défendues. Or le programme d’Éducation morale et civique ne doit pas inculquer aux élèves des vérités toutes faites : il leur apprend à analyser des dilemmes en pesant les arguments en présence avant de prendre position.

Depuis la formule de Desproges, quarante ans ont passé et le monde s’est globalisé. En 2007, le tribunal de grande instance de Paris pouvait encore soutenir que nul n’était obligé d’acheter Charlie. L’argument est caduc désormais, tant l’espace public s’est dilaté avec l’extension des réseaux sociaux.

Le dernier chapitre de votre livre s’intitule : « Histoire coloniale et discriminations : le double déni ». En quoi se rapporte-t-il à la question de la liberté d’expression ?

C’est Emmanuel Macron qui établit le lien dans l’éloge de Samuel Paty prononcé le 21 octobre 2020 dans la cour de la Sorbonne. Comme d’habitude, on n’a retenu de son discours qu’une seule phrase : « Nous ne renoncerons pas aux caricatures… ». Or il rappelle aussi, dans la foulée, les missions de l’Éducation nationale : offrir « toutes les chances que la République doit à toute sa jeunesse sans discrimination aucune », enseigner l’histoire avec « ses gloires et ses vicissitudes », apprendre « la tolérance » et « le respect de l’autre », etc. Sans doute le Président a-t-il compris qu’il est vain de chercher à inculquer les valeurs républicaines à notre jeunesse si la République ne tient pas ses promesses en matière d’égalité de traitement et d’action mémorielle.

La question des discriminations est l’objet aujourd’hui d’une méconnaissance générale. Je ne postule pas leur existence à tout bout de champ. Celle-ci se démontre par des méthodes rigoureuses. Or nous disposons désormais de données accablantes sur leur ampleur en France. Les chances d’obtenir un entretien d’embauche, un logement ou un crédit sont divisées par deux ou par trois si l’on a le malheur de porter un signe perceptible qui vous relie à une origine maghrébine ou subsaharienne : prénom, patronyme, pays de naissance, apparence physique, accent, habitat. Normal, me direz-vous ? En aucune façon, car les économistes de l’Insee ou des meilleurs laboratoires ont établi ces différences à diplôme égal.

L’école républicaine ne règle pas le problème : au bout de la réussite scolaire ou universitaire, la discrimination réduit radicalement vos chances d’insertion dans la société. Il est prouvé aussi qu’à origine identique, la religion fait encore des différences.

Vous démontrez que le racisme systémique existe bel et bien en France…

J’ai simplement rappelé que la discrimination systémique avait une définition rigoureuse. On observe que certaines catégories de personnes ayant affaire à une institution sont défavorisées du fait de leurs origines ou d’un autre critère illicite. Il peut s’agir de pratiques diffuses, non concertées, produites par des effets d’entraînement. À ce stade, la discrimination n’est pas encore systémique. Elle le devient lorsque la hiérarchie ne prend aucune mesure pour la combattre.

Ceux qui osent dénoncer les discriminations sont taxés de racisme anti-Blancs.

Le cas du profilage racial dans les interpellations de police est typique : les hauts responsables de la police ne se réveillent pas chaque matin en se demandant qui ils vont discriminer. Il n’y a pas de plan de persécution : les comparaisons avec Vichy sont absurdes. Simplement, l’ampleur des interpellations au faciès a été mesurée dès 2008 dans une enquête du CNRS sur les grands lieux de passage parisiens (publiée en 2012 dans la revue Population). La Cour de cassation, le 9 novembre 2016, a reconnu que l’interpellation sur la seule base de l’apparence physique était « une faute lourde engageant la responsabilité de l’État » (et non pas de quelques policiers égarés), le Conseil de l’Europe a questionné en vain la France à ce sujet et le Défenseur des droits a mené en 2018 une enquête qui a confirmé l’ampleur du problème. Il est difficile d’accumuler plus d’avertissements. Or les solutions envisagées (récépissé à l’anglaise, caméra embarquée, plateforme de signalement) ont été rejetées. Dès lors, la discrimination systémique est constituée.

Ce dernier chapitre est aussi une réponse à Pierre-André Taguieff…

Nous sommes nombreux, dans ma génération, à avoir admiré ses travaux. Je songe, par exemple, à son enquête sur la forgerie du Protocole des Sages de Sion. Mais L’Imposture décoloniale (1) m’a consterné. Il n’y est jamais fait référence à la somme des enquêtes et des testings qui attestent l’ampleur des discriminations ethnoraciales et religieuses. Ceux qui osent les dénoncer sont taxés d’imposture, de « racisme anti-Blancs », etc. C’est la double peine : discriminées malgré leur réussite scolaire, les milliers de victimes concernées chaque année n’ont pas le droit de se plaindre, sous peine de verser dans la « victimisation ». Et si elles dénoncent l’inaction des institutions, les voici accusées de saper la République. C’est l’argument de l’effet pervers porté à son comble : plus on se dit victime, plus on est coupable ; plus on est antiraciste, plus on est raciste. Double déni : les discriminations n’existent pas, et ceux qui les dénoncent sont rejetés hors du champ de l’intelligence et de la raison. Procédé expéditif, typique d’une forme de cancel culture, d’un wokisme inversé.

Au-delà de la rhétorique, il y a là une question de fond. Depuis la Révolution française, notre histoire est une suite de critiques : la critique civile (au nom du principe d’égalité), la critique civique (en faveur du suffrage universel), la critique sociale (pour la protection sociale), la critique féministe (pour l’égalité des droits), la critique des discriminations (étendue à d’autres critères illicites, inscrits au code pénal), la critique environnementale… Comme le montre Hirschman, chaque vague de pensée critique heurte les promoteurs des vagues précédentes, qui jugent les nouvelles catégories destructrices. Ma conviction profonde est que toutes les critiques sont dignes d’intérêt, y compris si leurs porteurs témoignent parfois d’une ardeur de néophyte dérangeante. Il faut faire le tri, c’est sûr, mais dans l’idée d’articuler les critiques et de les unir, au lieu d’attiser de vaines querelles.


(1) L’Imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020.