Julia Cagé : « Donner davantage de pouvoir aux journalistes »

En France, la liberté de la presse ne se porte pas bien. En cause, outre les attaques politiques et les agressions physiques, un phénomène accru de concentration.

Christophe Kantcheff  • 23 novembre 2021 abonné·es
Julia Cagé : « Donner davantage de pouvoir aux journalistes »
Les violences contre les journalistes, en particulier dans les manifestations, se sont multipliées.
© Maxime Reynié

Médias et démocratie sont les deux thèmes centraux – et indissociables – des travaux de l’économiste Julia Cagé. Elle aborde ici les raisons du recul de la liberté de la presse en France, et propose des remèdes.

Verbatim

Julia Cagé Professeure d’économie à Sciences Po-Paris. Auteure notamment du Prix de la démocratie (Fayard, 2018) et, avec Benoît Huet, de L’information est un bien public (Seuil, 2021).

« Dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (publié en avril 2021), la France occupe la 34e place sur 180 pays. Plusieurs facteurs expliquent cette situation. D’une part, les relations que le politique entretient avec les médias. Pendant des décennies, seule l’extrême droite se montrait hostile à leur égard. Des violences contre des journalistes avaient lieu lors de rassemblements. Ces relations compliquées se sont généralisées ces dernières années, notamment pendant la campagne présidentielle de 2017. Je citerai les heurts pendant les meetings de François Fillon, des problèmes de non-accréditation de la part de La France insoumise ou du service de presse de l’Élysée, et les mots du président Macron à propos de l’audiovisuel public, qu’il a qualifié de « honte de la République ».

Ce à quoi il faut ajouter la transcription dans la loi française de la directive européenne sur le secret des affaires. Celle-ci permet à des entreprises de poursuivre des journalistes qui ont tout simplement fait leur travail. Enfin, on se souvient des mesures que le gouvernement a voulu inclure dans la loi « sécurité globale » et qui avaient pour seul objectif d’empêcher les journalistes de nous informer. Dans la relation du pouvoir et du politique aux médias, on a donc clairement assisté à une dégradation ces dernières années.

À cela encore, il faut ajouter la question de la sécurité des journalistes. Les violences à leur encontre, en particulier dans les manifestations, se sont multipliées. On l’a encore vu lors des défilés anti-passe sanitaire.

Enfin, il y a la concentration de plus en plus importante de l’actionnariat – les lois anti-concentration votées en 1986 étant totalement inadaptées. Avec le rachat probable de Lagardère par Bolloré, le nombre de milliardaires possédant 90 % des médias risque de passer de 9 à 8. La nature de cet actionnariat pose également problème, parce qu’il provient essentiellement du secteur industriel. La censure, à laquelle se livre un Vincent Bolloré, se double de phénomènes d’auto-censure, les journalistes s’interdisant de traiter tel ou tel sujet en lien avec les activités de leurs actionnaires pour éviter des mesures de rétorsion.

Les aides publiques à la presse doivent être réparties différemment.

En outre, avec un secteur de plus en plus concentré, les dispositions censées protéger les journalistes sont de moins en moins efficaces. Par exemple, la clause de cession est un dispositif qui fonctionnait très bien dans les années 1960 ou 1970, quand il y avait du travail. Désormais, la quantité de postes de journalistes s’est amenuisée et, les actionnaires étant peu nombreux, le nombre d’employeurs s’est lui-même réduit.

Dans un monde idéal, la structure actionnariale des médias serait différente. On aurait davantage de Mediapart, de Reporterre, de Politis… Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal. Il est impossible d’obliger les huit milliardaires à désinvestir du secteur des médias et à vendre tous leurs actifs. D’autant qu’il existe un nombre limité d’acheteurs. Cela s’est bien vu avec le groupe Bertelsmann quand il a annoncé sa décision de céder M6 et RTL : seuls les gros actionnaires existants se sont mis sur les rangs, y compris de récents entrants tels que Daniel Kretinsky, dont on vient par ailleurs d’apprendre qu’il est monté à 5 % du capital de TF1. C’est pourquoi, dans L’information est un bien public, écrit avec le juriste Benoît Huet, j’ai essayé d’imaginer ce qui peut être fait concrètement et en urgence pour améliorer les choses.

Il faut découpler les droits capitalistiques des droits politiques. Il s’agit de donner davantage de pouvoir politique à ceux qui ne possèdent pas d’actions, c’est-à-dire aux salariés, et en particulier aux journalistes. On peut l’imposer aujourd’hui grâce à deux outils : d’une part, pour les journaux et les sites, avec les aides à la presse, qui seraient conditionnées à cette mesure ; d’autre part, pour les médias audiovisuels, avec les conventions qui les lient au CSA, trop peu contraignantes aujourd’hui.

Benoît Huet et moi-même proposons une refonte complète des aides publiques à la presse, qui sont aujourd’hui inefficaces, inégalitaires et en partie politiques. Je ne pense pas que ces aides publiques soient trop élevées, peut-être même faut-il les augmenter, mais elles doivent être réparties différemment, et en toute transparence.

On pourrait les remplacer en partie par des « bons pour l’indépendance des médias », qui seraient délivrés chaque année par les citoyens aux médias de leur choix. Pour éviter l’« effet notoriété » qui privilégierait les plus visibles – mais peut-être aussi ceux dont la communauté est la plus forte, donc des médias engagés –, un pourcentage maximum du total des bons dont pourrait bénéficier un média serait déterminé. Nous l’avons fixé à 1 %. La répartition serait ainsi effective. Cela dit, nous restons très prudents. Il n’est pas question – au moins dans un premier temps – de supprimer la TVA à taux réduit, par exemple, qui est la principale aide publique aujourd’hui.

En termes de gouvernance, nous proposons de garantir la moitié des sièges aux conseils d’administration ou de surveillance pour les salariés, dont deux tiers de journalistes. Et de donner à cet organe des droits nouveaux. Il faut aussi mettre en place un droit d’agrément. C’est-à-dire offrir la possibilité aux salariés de se prononcer en cas de changement d’actionnaire majoritaire. Tout ceci peut être modifié dans le cadre législatif existant sans un bouleversement complet de l’actionnariat en place.

Quand j’écrivais Sauver les médias (Seuil) en 2015, j’étais très favorable à la possibilité, pour les médias, de transmettre leurs actions à un fonds de dotation, un dispositif qui est aujourd’hui au centre de l’attention. Mais, dans la pratique, on s’est rendu compte que les problèmes de gouvernance pouvaient rester entiers. Car tout dépend de la manière dont les statuts sont rédigés. À Mediapart, l’opération s’est révélée globalement vertueuse. À Libération, les choses sont différentes : Patrick Drahi, le PDG de SFR et propriétaire du quotidien, a transféré en 2020 les actions du journal à un fonds de dotation qui compte seulement trois administrateurs (le minimum légal), dont deux sont nommés par SFR et le troisième par les deux premiers… Paradoxalement, SFR contrôle davantage Libération aujourd’hui qu’avant le fonds de dotation. En outre, la revente des actifs reste possible. Et grâce à cette opération, SFR a bénéficié d’une belle réduction d’impôts. Tandis que le fonds de dotation auquel Xavier Niel a transmis récemment les actions du Monde permet, via ses statuts, l’instauration d’« une dynastie Niel » à la tête du quotidien (1).

J’ai bien conscience que le combat pour la liberté d’informer n’est pas évident, notamment en raison de son caractère complexe. C’est pourquoi j’ai cofondé une association qu’actuellement je préside, intitulée Un Bout des Médias (ex-Un Bout du Monde), qui plaide pour cette liberté. Il s’agit d’abord de convaincre les citoyens qu’ils portent une part de responsabilité. D’une certaine manière, on a l’information que l’on mérite. Plutôt que d’entretenir un sentiment de défiance, il vaut mieux s’engager, accompagner les médias aux structures économiques et juridiques plus démocratiques, éventuellement participer à leur financement ou contribuer à l’émergence de nouveaux titres.

Ensuite, à l’image de la lutte contre le réchauffement climatique – toutes proportions gardées –, le combat pour l’indépendance de la presse sera efficace s’il est en partie transpartisan. Nous allons interpeller les candidats à la présidentielle et les amener à prendre des engagements. Parce qu’une fois les gouvernements au pouvoir, ceux-ci ne régulent jamais les médias. Quant à cibler en priorité les journalistes considérés comme fautifs, cela ne me semble pas être la bonne méthode. C’est tout le système qu’il faut revoir. »


(1) Lire « Le Monde : avènement d’une dynastie Niel ? », par Julia Cagé et Benoît Huet, Arrêt sur images, 17 septembre 2021.