Maintien de l’ordre : la politique de l’escalade

Les actions des autorités policières sont de deux natures : préventive et répressive. Mais la seconde s’est manifestement accentuée ces dernières années.

Maxime Sirvins  • 22 novembre 2021 abonné·es
Maintien de l’ordre : la politique de l’escalade
Durant le seul mouvement des gilets jaunes (ici le 20 avril 2019 à Paris), cinq manifestants ont eu la main arrachée et une quinzaine ont été éborgnés.
© Maxime Reynié

Afin de maintenir l’équilibre entre la liberté de rassemblement et d’expression et la protection de l’ordre public, des personnes et des biens, la doctrine française du maintien de l’ordre repose traditionnellement sur deux principes. Premièrement, l’utilisation d’unités de forces mobiles spécialisées (CRS et gendarmes) offre l’assurance d’avoir en tout temps et sur tout le territoire des policiers et des gendarmes mobilisables rapidement. Leur spécialisation et leur organisation quasi militaire permettent, avec l’effet de corps, de désindividualiser les agents durant toutes les confrontations et donc, techniquement, d’éviter des initiatives personnelles propices aux excès.

Deuxièmement, la mise à distance des manifestants par une posture dissuasive (barrages et lignes de boucliers) a pour but, en théorie, d’éviter le contact physique et donc d’atténuer les violences. On lit ainsi dans le code de la sécurité intérieure que « l’emploi de la force par les représentants de la force publique n’est possible que si les circonstances le rendent absolument nécessaire au maintien de l’ordre public […]. La force déployée doit être proportionnée au trouble à faire cesser et son emploi doit prendre fin lorsque celui-ci a cessé ».

Cependant, depuis quelques années, et notamment depuis les manifestations contre la loi travail en 2016, le maintien de l’ordre est remis en cause. Les manifestants pointent les violences des forces de l’ordre, tandis que policiers et gendarmes s’estiment ciblés par les manifestants les plus violents. Le point de rupture a été atteint fin 2018 avec les premiers actes des gilets jaunes, où la doctrine du maintien et du rétablissement de l’ordre a montré toutes ses limites. Durant le seul mouvement des gilets jaunes, cinq personnes ont eu la main partiellement ou totalement arrachée par des grenades, et une quinzaine ont été éborgnées. L’utilisation massive de différentes armes dites moins létales par des unités plus ou moins spécialisées a provoqué une vague d’émotion et d’indignation, ainsi qu’un débat inédit dans l’espace public.

Face à cela, les institutions concernées et le gouvernement ont dû réagir, entre jusqu’au-boutisme et réformisme. L’abandon des grenades ayant causé des mutilations est un exemple concret de cet entre-deux. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, annonce fièrement leur suppression définitive le 24 janvier 2020. Mais, faisant croire à un geste de conciliation de la part du gouvernement, le ministre oublie alors de préciser que la grenade n’était tout simplement plus produite par le fabricant depuis plusieurs années. Son abandon, présenté comme un signe d’écoute et d’apaisement, n’était en fait qu’un remplacement purement technique et commercial.

En septembre 2020, toujours en écho avec ce qui s’est passé lors du mouvement des gilets jaunes, un nouveau schéma national de maintien de l’ordre (SNMO) est publié. « L’infiltration plus systématique de casseurs au sein des cortèges a conduit les forces à adapter leur doctrine de gestion des manifestations », affirme Gérald Darmanin en introduction du rapport. Son contenu correspond à une nationalisation du maintien de l’ordre de la préfecture de police de Paris établi par Didier Lallement.

En Allemagne, plus de formation et moins d’équipements offensifs.

Par exemple, les Brav-M, ces unités moto-cyclistes anticasseurs inaugurées en mars 2019, sont généralisées. Équipées de LBD et de diverses grenades, elles sont bien connues des manifestants parisiens, qui les redoutent pour leur violence offensive. Le SNMO a aussi soulevé des inquiétudes chez les journalistes, qui ont craint de ne plus pouvoir couvrir les moments les plus tendus lors de manifestations sans être interpellés. En juin 2021, le Conseil d’État a annulé quatre points de ce schéma national concernant les manœuvres d’encerclement des manifestants et certaines règles applicables aux journalistes.

Toutes ces gesticulations de la part du gouvernement rendent le maintien de l’ordre de plus en plus politique et de moins en moins professionnalisé. Les effets de communication priment, toute remise en question est évacuée, et l’existence de violences policières niée.

Le gouvernement s’est aussi essayé au modèle allemand, souvent montré en exemple pour sa gestion du maintien de l’ordre. Le SNMO a ainsi institué l’existence d’équipes de liaison et d’information (ELI). Leur rôle consiste à rester en contact tout le long d’une manifestation avec les organisateurs, pour les informer de tout incident et des mouvements des forces de l’ordre.

Là encore, la création de ces unités a été conçue comme une marque d’apaisement. Cependant, leur mission a plusieurs objectifs, dont certains sont tus. En gardant un contact permanent avec les organisateurs (et une pression constante sur eux), les forces de l’ordre auront plus de facilité à repérer les manifestants radicaux. Ce qui signifie, certes, qu’elles pourront s’attaquer au cœur des violences en épargnant les manifestants non violents, mais aussi que les divergences risquent de s’accentuer entre les groupes de manifestants. Certains seront en contact avec la police quand d’autres en seront la cible. Une discrimination des manifestants est à l’œuvre pour identifier et interpeller les groupes les plus radicaux.

Cet affichage de transparence et de volonté de désescalade à l’allemande, vue comme une solution miracle, ne serait-il qu’un mirage ? L’Allemagne aussi voit se développer des controverses sur les violences policières en manifestation, même si celles-ci sont moins nombreuses qu’en France. Cela pour deux raisons, qui sont loin de se résumer à l’existence d’équipes de liaison et de communication. Outre-Rhin, on ne compte ni LBD (ou alors très rarement), ni grenades en tout genre, ni doctrine offensive avec des lourdes charges de boucliers, l’équipement étant réduit au strict minimum sur le plan offensif. Voilà les dispositions qui devraient inspirer la France. La formation, aussi, est mieux maîtrisée, avec des durées d’enseignement trois fois supérieures, pouvant atteindre deux ans et demi.

L’Allemagne n’est pas la seule police européenne à n’avoir que peu de matériel offensif, en plus d’unités de liaison : il en va de même en Belgique, en Suède ou au Royaume-Uni. L’Espagne et l’Italie équipent davantage leurs forces de l’ordre, mais toujours moins que chez nous. La France se retrouve ainsi bien seule avec sa doctrine prétendument reconnue dans le monde entier.

Avec le Beauvau de la sécurité, qui s’est achevé en septembre et devrait déboucher sur une nouvelle loi début 2022, le gouvernement a annoncé un nouveau schéma national du maintien de l’ordre pour la fin de l’année. Celui-ci devrait intégrer les décisions du Conseil d’État, instaurer un meilleur appareil juridique et assurer la modernisation des véhicules de maintien de l’ordre, dont les blindés de la gendarmerie et les motos pour les unités « anticasseurs ». Pas sûr que toutes ces mesures soient en conformité avec les discours officiels et les intentions affichées du ministre de l’Intérieur, pour qui il s’agit « d’apaiser les tensions et de permettre le déroulement serein et en sécurité des manifestations ». On peut craindre, au contraire, un durcissement constant.

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