Ventes d’armes : Le sale commerce de la France

Depuis un demi-siècle, au prétexte de souveraineté et d’emploi, la France fournit des armes aux pires régimes de la planète, contrevenant ainsi à tous les accords internationaux. Mais ce business mortifère, extrêmement coûteux pour l’État, est de plus en plus contesté. S’achemine-t-on vers la fin de ce scandale ?

Sébastien Fontenelle  • 10 novembre 2021 abonné·es
Ventes d’armes : Le sale commerce de la France
© Charles Platiau/AFP

Au mois de septembre, l’Australie, préférant finalement s’équiper de submersibles à propulsion nucléaire fournis par les États-Unis et le Royaume-Uni, renonce inopinément à l’achat de douze sous-marins conventionnels français. Cette abrupte annulation d’une vente d’armes qui avait été présentée dans l’Hexagone comme le « contrat du siècle » – d’un montant de 34,5 milliards d’euros – fait sortir de ses gonds le ministre des Affaires étrangères d’Emmanuel Macron, Jean-Yves Le Drian, que l’on imaginait mieux accoutumé aux dures lois de la concurrence libre et non faussée. Il tempête : « C’est une trahison entre alliés ! » Puis encore : « C’est un coup dans le dos ! » Le chef de l’État français, tout aussi remonté, accusera quant à lui le Premier ministre australien d’avoir « menti ».

Pour bien mesurer ce que cet emportement révèle des idéaux macronistes, il faut se rappeler que, cinq mois plus tôt, la France s’était chaudement félicitée de l’achat par l’Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi, qui avait déjà acquis deux douzaines de ces appareils en 2015, de trente nouveaux exemplaires du Rafale, l’avion de chasse du groupe Dassault, pour 3,75 milliards d’euros (lire page 22). Comme l’avait fort justement souligné Le Figaro (1) – qui appartient au même groupe et ne manque bien sûr jamais de chanter ses prouesses commerciales –, le gouvernement français, après avoir rituellement ovationné par la voix de sa ministre des Armées « un nouveau succès à l’export pour la France et son industrie de défense », avait alors tenu à souligner qu’un lien étroit unissait l’acheteur et le vendeur : « L’Égypte est un client fiable avec lequel nous n’avons jamais eu de mauvaises surprises. »

Dans la réalité, cependant, cette dernière assertion est pour le moins discutable. Car la France, signataire depuis 2014 du traité sur le commerce des armes (TCA) de l’Organisation des Nations unies (ONU), doit s’assurer, lorsqu’elle vend des matériels militaires à l’étranger, qu’ils ne seront pas utilisés à des fins contraires aux droits humains et au droit humanitaire international. Or la preuve a été apportée dès 2018 par Amnesty International France, au terme d’une minutieuse investigation, qu’entre 2012 et 2015 le régime égyptien avait fait usage d’armes françaises pour réprimer dans le sang des manifestations d’opposant·es. Pourtant, Paris continue imperturbablement à vendre des armes au président Al-Sissi.

En somme, la France, qui hurle à la trahison lorsque l’Australie démocratique revient brusquement sur sa décision de lui acheter des sous-marins, ne s’émeut nullement, en revanche, de ce que le président égyptien use de matériels militaires français pour réprimer des adversaires politiques. Loin de considérer que ce mésusage constitue une mauvaise surprise et que cet acheteur trahit ainsi sa confiance, elle la lui renouvelle, en l’accompagnant d’attentions particulières : au mois de décembre 2020, lors d’une très discrète cérémonie, ce client modèle a ainsi été décoré de la grand-croix de la Légion d’honneur par Emmanuel Macron.

La « patrie des droits de l’homme » est le troisième marchand d’armes du monde.

Ce double standard n’est pas nouveau : cela fait plus d’un demi-siècle qu’il dure. Dans les années 1960, déjà, la France, nouvellement dotée d’une doctrine relative à ses exportations d’armements, avait pris le parti, après avoir constaté que ce marché était très largement dominé par les grandes puissances de l’époque – les États-Unis et l’URSS –, de se constituer, à côté d’une chalandise plus convenable, une clientèle d’un genre un peu particulier : celle des plus épouvantables régimes de l’époque. Cela lui avait permis de devenir en peu de temps le troisième exportateur d’équipements militaires de la planète, en armant l’Afrique du Sud de l’apartheid, l’Espagne de Franco, la Grèce des colonels, le Portugal de Salazar – alors engagé dans d’atroces guerres coloniales –, et les pires dictatures militaires sud-américaines (2). Comme l’expliquait tout crûment Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale, en 1971 : « Si la France est souvent sollicitée, c’est parce qu’elle ne met pas de conditions politiques, comme le font certaines puissances, à la vente de ses armes. »

Un demi-siècle plus tard, ce modèle perdure : sous la présidence du socialiste François -Hollande – déjà flanqué, pour ce qui relevait de ce commerce mortifère, de Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense –, la « patrie des droits de l’homme » est redevenue le troisième plus important marchand d’armes du monde. Et pour réussir ce tour d’adresse, protégé toujours par une épaisse opacité, elle s’est acoquinée à deux régimes particulièrement rebutants : l’Égypte du maréchal Al-Sissi, donc, devenue selon Amnesty International une « prison à ciel ouvert », et l’Arabie saoudite, qui depuis 2015 poursuit au Yémen, à la tête d’une coalition intégrant notamment les Émirats arabes unis – autres grands acheteurs d’armements made in France –, une guerre durant laquelle d’innombrables crimes de guerre ont été perpétrés, et qui a plongé ce pays dans ce que l’ONU appelle « la pire catastrophe humanitaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ».

En cinquante ans, les arguments produits pour justifier de tels accommodements n’ont guère changé : il y va, explique-t-on encore et toujours, de notre « souveraineté nationale », qui ne pourrait être financée que par ces ventes d’armes. Ce trafic protégé par le secret-défense permettrait au surplus, dit-on aussi, de préserver des centaines de milliers d’emplois directement ou indirectement liés à l’industrie de l’armement. Puis enfin, ce dernier prétexte – peut-être le plus fallacieux – est régulièrement brandi par des plaideurs : « Si nous ne vendons pas ces armes, d’autres que nous le feront. »

Pour Aymeric Elluin, responsable du plaidoyer « armes et peine de mort » à Amnesty International France, aucune de ces justifications n’est recevable : « Notre position est que la souveraineté doit évidemment passer par le respect des traités internationaux et ne permet nullement de s’en affranchir. Le droit doit primer, et cela vaut également pour les autres excuses mobilisées par le gouvernement, comme celles qui ont trait au maintien et à la préservation de l’emploi : ce qui importe vraiment, et l’emporte sur toute autre considération, c’est de ne pas vendre des armes à des pays qui vont ou risquent de commettre des crimes de guerre. Et quant à l’argument – purement théorique, et qui n’est, relevons-le, jamais explicité – selon lequel, si nous ne livrons pas ces matériels, d’autres que nous le feront : il revient très exactement à considérer qu’il vaudrait mieux que ce soient nos armes plutôt que celles des autres qui tuent éventuellement des civil·es… »

Au Yémen, la France et ses industriels s’exposent à des poursuites.

Pendant cinquante ans, les rares voix qui se sont élevées pour dénoncer l’indignité des livraisons françaises d’armements à des régimes criminels sont restées inaudibles. Mais les temps changent : le Parlement, qui s’est longtemps accommodé de l’opacité de ce trafic, semble s’ébrouer depuis qu’un député, Sébastien Nadot, s’est emparé de la question des ventes d’armes (lire page 23). Surtout : des organisations non gouvernementales (ONG) ont décidé de confronter les pouvoirs publics et les industriels de l’armement à leurs responsabilités.

En 2018, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) et Amnesty International France ont ainsi demandé aux avocats parisiens du cabinet Ancile de se pencher, pour avis, sur les ventes d’armes de la France à -l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis (3). Le volumineux rapport rédigé par ces juristes est accablant : selon eux, des violations graves du droit international sont commises au Yémen « de façon généralisée et systématique » par la coalition emmenée par les Saoudiens. Et il est « incontestable » que la France est informée de ces crimes et peut d’autant moins les ignorer que leur perpétration a décidé plusieurs de ses voisins européens à interrompre leurs livraisons de matériels militaires à Riyad. Pourtant, constatent encore les auteurs de ce sévère exposé, Paris a continué de livrer des armes et des munitions à l’Arabie saoudite et à ses alliés émiratis, et d’assurer la maintenance de certains de ces équipements. Et cela, bien sûr, expose la France à des poursuites. De la même façon, la responsabilité pénale des entrepreneurs ayant vendu ces armes pourrait être engagée : ils sont susceptibles, estime le cabinet Ancile, d’être poursuivis pour complicité de crimes de guerre.

C’est pour les rappeler à leurs devoirs qu’Amnesty a ensuite confronté plusieurs de ces industriels aux principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits humains, adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU en juin 2011, qui leur font obligation de « répondre aux risques liés à l’utilisation […] de leurs armes une fois que celles-ci sont déployées, particulièrement lorsqu’elles sont fournies à des parties à un conflit armé ou à des pays connaissant des soulèvements politiques » – comme l’Arabie saoudite, donc, ou l’Égypte. Ces producteurs doivent ainsi « parer au risque de commettre des atteintes caractérisées aux droits de l’homme ou d’y contribuer sous l’angle du respect de la légalité », insiste l’ONU, qui ajoute qu’« il peut y avoir complicité lorsque l’entreprise commerciale contribue, ou paraît contribuer », par ses activités, « à des incidences négatives sur les droits de l’homme causées par des tiers ».

Exposés eux aussi au risque de devoir faire face aux conséquences juridiques, les industriels risquent du reste de devoir bientôt renoncer à certaines pratiques, car ils éprouvent, comme l’ont constaté en février 2021 les auteur·ices d’un court rapport parlementaire, une difficulté grandissante à se financer. Explication : « Autrefois sacralisée, l’exportation d’armes est aujourd’hui de plus en plus contestée. » Les controverses liées à l’utilisation d’armes françaises au Yémen et la pression des ONG « ont constitué un tournant », qui a convaincu des « acteurs bancaires » qu’ils risquaient désormais leur « réputation » à soutenir des marchands d’armes. Serait-ce le début de la fin ?

(1) « Nouveau succès commercial pour le Rafale à l’international », Le Figaro, 4 mai 2021.

(2) Ventes d’armes, une honte française, par Aymeric Elluin et Sébastien Fontenelle, Le Passager clandestin, 2021.

(3) Lire aussi le dossier « Plaider la paix, vendre la guerre », publié dans le no1505 de _Politis, 30 mai 2018.

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