« Walk me to the corner », d’Anneli Furmark : Le grand surgissement

Anneli Furmark dessine avec finesse une rencontre amoureuse entre deux femmes mûres.

Marion Dumand  • 17 novembre 2021 abonné·es
« Walk me to the corner », d’Anneli Furmark : Le grand surgissement
© Çà et Là

Des galets. Les cases de Walk me to the corner ne sont pas des cases, elles n’ont pas de cadre, non, ce sont des galets. Des galets d’encre, ronds et doux, des bulles d’intimité qui portent les personnages. L’héroïne, d’abord : Elise approche de la soixantaine, elle est journaliste, vit avec son mari et avec amour depuis plus de vingt ans, leurs enfants (deux fils) ont pris leur indépendance. Une vie simple donc.

À une fête sans histoire, Elise rencontre Dagmar : elle a le même âge qu’Elise, est médecin, vit avec sa femme et leurs deux filles à 700 kilomètres de là. Elise et Dagmar échangent quelques propos anodins, puis, pour se dire au revoir, –« s’enlacèrent l’espace de trois secondes / une seconde, deux secondes, trois secondes », deux discrètes bourgeoises se saluant, et le galet bleu gris qui les réunit, le visage d’Elise sur la chevelure argent de Dagmar, chacune touchant d’une main le bras de l’autre, ce fameux temps suspendu, et un cheveu blanc dans le carré noir d’Elise.

À partir de là, pour les autres, « Élise avait toujours cru que c’était juste une affaire de maîtrise de soi », s’amuse le titre du premier chapitre. Elle découvre qu’il n’en est rien. S’égrainent 19 courts chapitres qui condensent le charnel et le tragique d’un sentiment surgi là, qui a lui seul est cataclysme : « l’inévitable », « le parfum », –« l’inévitable 2 », « droit dans le fossé 1 et 2 », « les mains », « depuis la dernière fois » et l’incroyable « parc d’attractions ». Elise et Dagmar commencent par s’envoyer des messages, puis décident de se voir, s’embrassent presque, en parlent à leurs conjoints respectifs, continuent à vivre avec, souffrent de faire souffrir, s’embrasent, souffrent à leur tour de se quitter, d’aimer deux personnes, d’être quittée par son mari (Elise), de rester avec sa femme (Dagmar), de ne plus vivre une situation symétrique d’histoire extraconjugale, d’aussi immensément s’aimer quoi qu’il arrive.

Comme le disent elles-mêmes Elise et Dagmar, leur histoire pourrait relever à la fois de Shakespeare, pour qui, « le vrai couple amoureux, c’est toujours le jeune couple. L’autre, c’est juste du remplissage. Pour l’effet comique », et du grand guignol (« Les spectateurs savaient tout à l’avance et criaient : non, non ! Ne faites pas ça ! N’allez pas par là ! Ça va mal se passer ! »). Leur histoire pourrait. Mais l’auteure, Anneli Furmark, dessine une lente balade en mer amoureuse, quand lente n’en signifie pas moins intense. Voire dangereuse. Nul besoin de familles ennemies, de violences ou de cris : l’irruption amoureuse se suffit à elle-même, implacable malgré la tendresse et la bienveillance que toutes et tous se vouent. Avoir presque 60 ans ne change rien à l’histoire, ou au contraire renforce l’effet de sidération. La passion n’était pas attendue, le désir était en veille, et les histoires vécues semblaient solides comme pierre. Quand tout bascule.

Et c’est ce moment-là, quelle qu’en soit la forme (rupture, surgissement, départ), ce moment-là et ses traces, qu’Anneli Furmark travaille depuis presque vingt ans, avec grande finesse. Ses scénarios comme ses dessins ont ceci d’étrange qu’ils mêlent à l’épure détails et densité. Les matières se chevauchent : encre et crayon, aplats, motifs et traits rendent palpable la complexité des émotions, des sentiments, des désirs face aux grands traits du destin, que nous avons en partage.

Walk me to the corner, Anneli Furmark, traduit du suédois par Florence Sisask, Çà et là, 232 pages, 20 euros.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes
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