Après l’élection de Gabriel Boric, le plus dur commence

L’ex-leader étudiant élu président le 19 décembre entrera au palais de la Moneda en mars. Il devra tenir son cap dans un paysage politique en pleine recomposition.

Marion Esnault  • 12 janvier 2022 abonné·es
Après l’élection de Gabriel Boric, le plus dur commence
Lors de sa désignation comme candidat à la primaire de la gauche, Gabriel Boric avait lancéu2009: «u2009Si le Chili est le berceau du néolibéralisme, il en sera aussi le tombeauu2009».
© Cris Saavedra Vogel/ANADOLU/AFP

Le 19 décembre dernier, à l’issue du deuxième tour de l’élection présidentielle, le social-démocrate Gabriel Boric l’a emporté avec 56 % des voix sur le candidat d’ultradroite, José Antonio Kast. Dès l’annonce des résultats, les cris de joie et l’effervescence ont envahi les rues, du nord désertique au sud patagonique du Chili. Aux quatre coins du pays, les Chiliens ont fêté à leur manière, en chantant et en dansant, cette nouvelle avancée vers la justice et la dignité. À Santiago, plus d’un million de personnes ont envahi la bien nommée plaza Dignidad, épicentre de la révolte sociale de 2019 et point de départ de cette nouvelle ère politique. C’est en effet là que, le 18 octobre 2019, ce pays d’Amérique latine, réputé jusqu’alors pour sa stabilité, s’est embrasé. Les Chiliens ont obtenu la mise en place d’une Convention constitutionnelle ayant pour mission d’écrire la nouvelle charte démocratique du pays. Si elle est adoptée lors d’un référendum obligatoire en août 2022, elle remplacera celle de 1980, mise en place sous la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990).

La révolte sociale d’octobre 2019 a mis en exergue les injustices générées par les politiques néolibérales installées depuis la dictature du général. Même si le pays a démontré une stabilité politique et économique unique pour l’Amérique latine ces trente dernières années, il a aussi privatisé tous les aspects de la société et engendré de grandes inégalités. Les étudiants s’endettent avant même de terminer leur parcours dans les universités privées, les retraités disposent de pensions misérables et les opérateurs privés à qui la gestion de la ressource aquifère a été confiée laissent des populations entières sans eau potable. En se soulevant pour retrouver leur dignité, les Chiliens ont marqué une rupture avec les forces politiques traditionnelles qui ont fomenté ces abus sociaux.

Articulation des pouvoirs

Ces deux dernières années, le peuple chilien s’est rendu aux urnes à trois reprises. Il a élu les 155 membres de la Convention constitutionnelle ; puis les conseillers régionaux et municipaux, les maires et les parlementaires ; et enfin leur président. Ce renouvellement des institutions est marqué par la présence de personnalités issues de la société civile et des partis politiques de gauche. Du jamais vu depuis la victoire de Salvador Allende en 1970, arrêté dans son élan par le coup d’État du 11 septembre 1973.

La Convention constitutionnelle, qui incarne le plus grand espoir de justice sociale et écologique, est majoritairement à gauche. Plus d’un tiers des constituants n’ont jamais été encartés et sont issus de mouvements sociaux. Un autre tiers vient de coalitions de partis progressistes. Enfin, 17 sièges sont détenus par les représentants de peuples originaires. La droite, quant à elle, est minoritaire et ne pèsera pas lourd dans les débats.

Du jamais vu depuis la victoire de Salvador Allende en 1970.

Cette configuration présente un avantage certain pour Gabriel Boric. Sans majorité au Congrès national, il lui sera difficile de mener les changements structurels promis s’il ne marche pas main dans la main avec la Convention. Et il l’a bien compris. Au lendemain de son élection, il a destiné sa deuxième visite officielle à l’organe rédacteur de la Carta Magna. Depuis l’ancien Congrès, où siège la Convention, aux côtés de sa présidente mapuche, Elisa Loncón, Gabriel Boric a réaffirmé sa « pleine volonté de collaboration ». À la sortie de sa visite, il a insisté sur sa disposition à tout mettre en œuvre pour un « meilleur fonctionnement, en respectant de manière illimitée toutes les positions qui sont réunies » au sein de la Convention.

L’articulation entre le pouvoir constituant – la Convention constitutionnelle – et le pouvoir constitué – l’État – sera probablement le plus grand défi de Gabriel Boric en ce début de mandat. D’autant plus que les difficultés à aboutir à des consensus politiques au sein de l’organe rédacteur se font ressentir. Après six mois de travaux, les 154 constituants (l’un des élus a démissionné) ont dû choisir, le 4 janvier, leur nouveau duo présidentiel pour remplacer Elisa Loncón et l’avocat Jaime Bassa, qui ont installé le règlement intérieur et les sept commissions thématiques, « en partant de zéro » et avec « un gouvernement sortant [de Sebastián Piñera] peu collaboratif », a souligné Boric. Après une séance de vingt-quatre heures étalée sur deux jours et neuf tours de scrutin, ils ont enfin choisi Maria Elisa Quinteros comme présidente et Gaspar Dominguez comme vice-président. Elle est docteure en santé publique et travaille en épidémiologie environnementale. Lui est médecin de campagne et représentant de la communauté LGBT. Tous deux sont jeunes, issus des mouvements sociaux, et ils incarnent le nouveau visage de la politique chilienne.

Les négociations pour parvenir à l’élection du nouveau duo présidentiel ont été longues, mais « les forces rénovatrices ont triomphé dans ce vote. Alors que les partis politiques se sont divisés, les indépendants “octobristes” [en référence au mouvement d’octobre 2019 – NDLR] ont trouvé un accord », remarque le philosophe éditorialiste Hugo Herrera. Pour Marta Lagos, l’absence des partis politiques à la présidence de la Convention est une bonne nouvelle pour le président élu du Chili. La politologue estime positif « qu’il n’y ait pas de lien partisan et que la Convention soit indépendante du nouveau président ».

Déséquilibre des forces

Par-delà le défi d’articulation entre le pouvoir constitué et le pouvoir constituant, Gabriel Boric – qui révélera la composition de son gouvernement fin janvier – devra créer des alliances, notamment avec les forces traditionnelles de centre gauche. Leur présence au prochain gouvernement reste encore inconnue mais probable. En effet, pour barrer la route à l’extrême droite de José Antonio Kast, Gabriel Boric a dû se rapprocher du centre de l’échiquier politique. Il est alors devenu le candidat de l’union. Lors de son premier discours comme président élu, il a teinté ses mots de modération et a rappelé que le « projet est un héritage d’une longue trajectoire historique » et qu’il fallait « avancer à petits pas, fermement », en travaillant « pour trouver des accords ».

« L’extrême droite est plus présente que jamais des deux côtés de l’Atlantique. »

Gabriel Boric va prendre le pouvoir dans un contexte de déséquilibre des forces politiques. Les partis de gauche comme de droite sont divisés, des nouveaux visages, jeunes, font leur apparition, et l’extrême droite, qui est arrivée en tête du premier tour de l’élection présidentielle, n’a visiblement pas dit son dernier mot. Isaac Caro, docteur en études américaines de l’université de Santiago, le perçoit comme un phénomène international dont il faut se méfier : « La victoire de Kast au premier tour de la présidentielle s’inscrit dans un contexte de croissance de la nouvelle droite radicale. […] Trump, Orban, Salvini, Bolsonaro, Abascal, Kast […] nous rappellent que l’extrême droite est plus présente que jamais des deux côtés de l’Atlantique mais aussi dans le Pacifique. »

Grands défis

Pendant toute la campagne présidentielle, Gabriel Boric était pointé du doigt comme un candidat jeune et par essence inexpérimenté. Il a décidé d’en faire une force en se positionnant comme une figure nouvelle de la politique, qui saura s’entourer. Une semaine après sa victoire, depuis Magallanes, sa région natale au sud du Chili, il a confirmé qu’il était « dans un dialogue permanent avec tous les partis qui ont manifesté leur volonté » et aussi « avec la droite, qui a une représentation importante au Parlement ».

De grands défis attendent le Président. Son programme suggère un véritable changement de paradigme, passant d’un modèle néolibéral, où l’État est réduit à son minimum, à un modèle d’État-providence, où les besoins fondamentaux sont assurés. Son plus grand ennemi sera probablement le monde des affaires, qui a toujours été privilégié par le modèle néolibéral chilien. Sa volonté d’installer des système d’éducation et de santé publics, d’instaurer un modèle de retraite plus solidaire, de nationaliser le lithium et l’eau n’est clairement pas dans l’intérêt des acteurs du secteur privé, qu’il s’agisse des investisseurs ou du patronat. Lors de sa désignation comme candidat à la primaire de la gauche, Gabriel Boric avait lancé que, « si le Chili est le berceau du néolibéralisme, il en sera aussi le tombeau ».

Le 11 mars, l’ancienne figure du mouvement étudiant de 2011 se verra remettre l’écharpe présidentielle par Sebastian Piñera, ce même président qui avait refusé de le recevoir lorsqu’il dirigeait les manifestations il y a onze ans. Gabriel Boric, devenu un symbole de cette « génération pingouin(1) », saura-t-il initier le « nouveau Chili juste et égalitaire » exigé par la rue en octobre 2019 ? C’est son défi devant l’histoire.

(1) Nom donné au mouvement étudiant depuis la première révolte, en 2006.

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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