Israël et son gant de velours

Une catastrophe vient déranger les plans de ceux qui veulent faire oublier la colonisation sans la stopper. Le mot « apartheid », qu’Israël redoute par-dessus tout, figure en toutes lettres dans le rapport publié début février par Amnesty International.

Denis Sieffert  • 16 février 2022
Partager :
Israël et son gant de velours
© HAZEM BADER / AFP

Quel rapport entre un colon israélien extrémiste et un philosophe « centriste » ? Apparemment aucun. Le premier, Itamar Ben Gvir, héritier politique de feu le rabbin fasciste Meïer Kahane, se livre à toutes les provocations. Le second, Micah Goodman, connaît un certain succès en Israël en se promettant de faire « oublier » le conflit, et même de le rendre « ennuyeux » ! En réalité, deux stratégies, la violence et la ruse, pour un même objectif : liquider toute perspective d’État palestinien. Ben Gvir s’est encore illustré le 13 février par une descente avec ses sbires dans l’un des lieux symboles de la colonisation, Cheikh Jarrah, ce quartier situé au nord de la vieille ville de Jérusalem. Bilan : 31 blessés côté palestinien. Cette stratégie du coup de force permanent plaît évidemment à la plupart des colons – ils sont près de cinq cent mille en Cisjordanie, disputant le territoire à 2,9 millions de Palestiniens. Elle ne déplaît pas au Premier ministre d’extrême droite, Naftali Bennett, qui se dit qu’il a ainsi deux fers au feu. Mais elle embarrasse le ministre des Affaires étrangères, Yaïr Lapid. Celui-ci défend mezza voce la stratégie du pourrissement théorisé par son ami « philosophe ». Lequel est un peu un disciple du petit père Queuille, président du Conseil sous notre IVe République, qui avait coutume de dire qu’« il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne puisse résoudre ». Moyennant quelques concessions, allant jusqu’à la réouverture de routes reliant des enclaves palestiniennes entre elles, et des aides pour un développement économique local, Micah Goodman veut tout simplement solder le conflit à moindres frais politique.

Pour faire admettre son « absence de solution » aux Palestiniens, Goodman a absolument besoin de l’Autorité palestinienne, qu’il faut donc ménager. Il n’est même pas contre un État palestinien. Il suffit de nommer « État » les bantoustans actuels… La magie des mots, et un sacré mépris pour les Palestiniens. À terme, le philosophe espère ressusciter la vieille idée d’une confédération jordano-palestinienne, chère à Shimon Peres. Autant dire que les opérations d’Itamar Ben Gvir qui menacent chaque fois d’embraser les territoires ne l’arrangent pas. Mais il n’y a pas que le député extrémiste qui perturbe ses plans. Le gouvernement, que Yaïr Lapid devrait diriger en août 2023, selon une règle d’alternance, continue de coloniser bon train. Or, Micah Goodman, qui vit lui-même dans une colonie, rêve d’une colonisation plus discrète. Toutes les contradictions du pays qui voudrait bien ne plus entendre parler des Palestiniens sont là. Au comble de l’hypocrisie, nos « centristes » proposent le gel de la colonisation, hors des zones de colonies existantes. Chanson connue. Mais voilà qu’une autre catastrophe vient déranger les plans du centriste Lapid et de son philosophe. Le mot « apartheid », qu’Israël redoute par-dessus tout, figure en toutes lettres dans le rapport publié début février par Amnesty International. L’organisation des droits humains donne son imprimatur à d’autres comme Kerem Navot ou surtout B’Tselem, le centre israélien d’information pour les droits humains dans les territoires, qui avait publié en août 2021 un document sous ce titre édifiant : « Un régime de suprématie juive du Jourdain à la Méditerranée : l’apartheid ».

Le mot évoque immanquablement l’Afrique du Sud d’avant Mandela et le bannissement qui avait fini par frapper ce pays coupable d’avoir érigé le racisme en doctrine officielle. Et son corollaire, le boycott. Il ne faut d’ailleurs jamais manquer de rappeler, ironie de l’histoire, qu’au plus fort de ces campagnes de boycott, Israël avait continué d’entretenir d’étroites relations commerciales avec le régime de Pretoria. Comme si les dirigeants de l’époque, de gauche et de droite, avaient eu la prescience de ce qu’allait devenir leur pays. En vérité, rien de ce que décrit le rapport d’Amnesty International n’est vraiment nouveau. Ni les dépossessions arbitraires de terres ou d’habitations, ni les routes interdites aux Palestiniens, ni l’extension des colonies qui enferment la population dans des enclaves, ni les discriminations économiques et sociales. Rien ne peut surprendre ceux qui connaissent la région. Ce qui est nouveau en revanche, c’est l’institutionnalisation. Depuis la loi de juillet 2018 proclamant Israël « État-nation du peuple juif », le gouvernement – Netanyahou à l’époque – a doté la ségrégation d’un fondement juridique. La pratique a trouvé sa loi. Le rapport de B’Tselem le disait déjà clairement : « La politique de colonisation est une expression claire du régime israélien d’apartheid qui recourt à de multiples moyens pour promouvoir et perpétuer la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre groupe – les Palestiniens ».

Pas étonnant que celui qui est monté violemment au créneau pour dénoncer le rapport d’Amnesty ne soit pas Ben Gvir – l’apartheid, lui, il assume ! – mais Yaïr Lapid, qui a immédiatement qualifié Amnesty… d’antisémite. Le joker infâme et infamant. Et comme il n’est pas possible ces temps-ci de s’éloigner complètement de notre présidentielle, la question de l’apartheid israélien a fait irruption dans la campagne. Interrogé, que dis-je, harcelé par Frédéric Haziza sur Radio J, Yannick Jadot n’a pas osé reprendre à son compte le mot « apartheid », jugé « trop violent ». Mais où est la violence ? Dans le mot ou dans la réalité que vivent les Palestiniens ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don