Punk au féminin

De la rage, du sang et des vulves… Les fanzines de Julie Doucet des années 1980 et 1990 seront à l’honneur à Angoulême. Compilés en anthologie, ils n’ont rien perdu de leur culot.

Marion Dumand  • 23 février 2022
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Punk au féminin
© Julie Doucet/L’Association

’sais, plotte, c’est un mot très, très sale… » Elle nous regarde bien fixe. Sa bouche bave, de rouge à lèvres peut-être, allez savoir avec le noir et blanc des fanzines. Un doigt s’amuse le long de la chaîne, une lame de rasoir en sautoir. Plotte, c’est vulve en québécois, version trash. Con, chatte, sans les doubles sens. Ce qui se dit à une femme, dans la rue, pour la mettre mal à l’aise. Mais celle qui nous parle n’a pas l’air du tout gênée. Au contraire. Elle prend son pied. Parce que, si « plotte » c’est sale, alors imaginez « Dirty Plotte », et la jouissance du retournement. Après la fierté noire, gay, queer, la plotte s’assume si bien sous la plume démente de Julie Doucet qu’elle est passée de Dirty Plotte, fanzines photocopiés, à Maxiplotte, une anthologie chez l’Association, sélectionnée au prochain Festival d’Angoulême pour le prix du patrimoine. Pardon, matrimoine. Réponse le 20 mars, puisque le festival a été repoussé cette année du 17 au 20.

Ouvrir n’importe quelle « plotte » de Julie Doucet, c’est entrer directement dans un monde intérieur brut, sans filtre, enragé, un enchaînement de récits courts, des images saturées. Un condensé d’underground. Oui, bien sûr. Julie réalise ses bandes dessinées entre 1986 et 1999. Bérurier noir en a même fait la une, rappelle Menu, éditeur de l’anthologie et premier éditeur en France des fanzines. « On est entre punks ! écrit-il au souvenir de sa découverte en 1990 des fanzines de Julie. Quant aux bandes dessinées… Mazette. Bon, c’est simple : on a affaire à une génie. » À tel point que, venant tout juste de planter le contexte, on aimerait l’oublier : l’important, c’est cette voix, cette encre. Lâcher prise total et travail plus que chiadé (deux jours la planche). Les deux bien emmêlées, de la voix et de l’encre, sautent de cauchemars en histoires à suivre, de strips avec héros en épisodes autobio. On passe de « Janet et les tampons du cosmos » à une première fois sordide (ou libératrice ?). Drôle, terrifiant. Quelque part entre les deux.

Julie Doucet pratique fort le grand écart. Par exemple entre le plus qu’intime et le très extérieur. Avec elle, les femmes sont dans la rue. Elles la tiennent, la reprennent. C’est l’un de ses principaux décors, souvent zone de tension. Il y a Mémé Mohawk, vieille punk, qui s’y fait une vieille peau d’homme ; Lisa et Biscuit qui se font un plus léger « disco dancing » intitulé « En allant au centre d’achat ». Toff girl, superhéroïne, vient éclater les relous. Et l’héroïne tout court de « L’Agression » sort son flingue plutôt que ses seins, tue l’agresseur, agresseur qui est accueilli au paradis par une sphynx bien roulée aux tétons littéralement explosifs et mortels. Jouissif, c’est sûr. Et puis il y a la sphère intérieure : les règles (aka les menstrues), le sexe, le quotidien, l’alcool, la solitude, la colocation. Parfois, il y a collision. Lorsque Julie Doucet se réveille en sang et sans tampon, elle devient monstre immense et en culotte, parcourant les rues, piétinant les passants, jusqu’à enfin retrouver tampon et taille normale.

Tout est costume. Tout se dézippe. La peau, les seins, les sexes. Ça ouvre des perspectives et des poupées russes. Julie Doucet peut être un homme, et son « crush », son amoureux, n’y pas voir problème. Ou avoir un costume d’homme, dont elle se dévêt, tout comme elle s’enlève les seins. Julie Doucet se fout de la surface. Elle la taillade. Elle se dessine en femme au rasoir, se scarifiant, dans un drolatique « autoportrait dans une situation vraisemblable ». Ultra-excitée, elle fait appel à un éléphant et sa trompe, munie d’une grande langue, pour se la mettre profond et partir au lendemain sur son dos telle une étonnante lonesome cowgirl.

Pourtant, Julie Doucet a beau tout exploser, elle arrête la BD en 1999 et s’explique rétrospectivement : « J’étouffais. Je me sentais à l’étroit sur une page de bande dessinée. » Depuis, elle continue pourtant de dessiner, découper, sérigraphier, et confectionne des livres à sa manière. La voix est étrangement la même, armée de typo et de colle. « Pour / faire / du révolution / voici / _____ / la matériel nécessaire (…) / des du patrons huilés / des du politicien sec / du pleine flamme / de les jambes (1). »

(1) Extrait de Le Révolution, Le Pantalitaire, 2012.

De Julie Doucet, à l’Association : Maxiplotte, 400 pages, 35 euros ; Journal, coll. « Côtelette », 25,40 euros, 360 pages. juliedoucet.net et sa maison de « mono-éditions », Le Pantalitaire.

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
#BD
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