« Un autre monde », de Stéphane Brizé : « Montrer le bras armé du système »

Dans _Un autre monde_, Stéphane Brizé met en scène un directeur d’usine sommé de licencier. Comment refuser ? Entretien croisé entre le cinéaste et le cadre Laurent Choain.

Christophe Kantcheff  • 14 février 2022 abonné·es
« Un autre monde », de Stéphane Brizé : « Montrer le bras armé du système »
Philippe Lemesle (Vincent Lindon) est ce qu’on appelle dans le monde de l’entreprise un «u2009surperformant angoisséu2009».
© Nord Ouest Films/France 3 Cinéma/Michael Crotto

Stéphane Brizé et Laurent Choain appartiennent à des milieux fort différents. Mais le premier, cinéaste, s’est plongé dans le monde du second, directeur des ressources humaines – ou plus exactement « chief leadership, éducation & culture » – du groupe Mazars, c’est-à-dire celui des cadres dirigeants. Il en a tiré son nouveau film, Un autre monde, où Philippe Lemesle (Vincent Lindon), directeur d’une usine du consortium multinational Elsonn, est sommé d’appliquer un énième plan de licenciement que, cette fois, il refuse d’assumer. Cet entretien croisé, fort de convergence et de références communes, est d’autant plus précieux que son existence même n’avait rien d’une évidence : qu’un cadre use publiquement de sa liberté de parole restant à ce jour une anomalie.

Déchirer le pacte faustien Ce film sur le monde des cadres commence autour d’une table où deux avocats assistent Philippe Lemesle (Vincent Lindon) et sa femme, Anne (Sandrine Kiberlain), en instance de divorce. On les sent tous les deux à bout, fatigués, pas forcément ne s’aimant plus. La seconde lance au premier qu’elle n’est plus mariée à un homme, mais à un groupe, Elsonn, tant le travail de son mari, et les angoisses qu’il engendre, a phagocyté leur existence – Philippe dirige une usine appartenant à ce consortium. Nul hasard si Stéphane Brizé choisit une telle ouverture pour son puissant Un autre monde. L’explosion de son couple, ainsi que le trouble psychique de son fils (Anthony Bajon), que le spectateur découvrira plus tard, sont les signes intimes et douloureux que Philippe est en train de perdre le contrôle de sa vie. Ce qui le lie à Elsonn est de l’ordre du pacte faustien. Contre un certain confort matériel et une valorisation de ce qu’il a toujours cru être sa personnalité – loyale et pragmatique –, il n’a cessé d’obéir au moloch. Sauf que le diable apparaît soudain (ou enfin) aux yeux du cadre – il prend la forme de la directrice d’Elsonn France (Marie Drucker) et du grand boss, M. Cooper (Jerry Hickey), avec leur exhortation absurde au courage de licencier. Le prix à payer est trop important. Philippe veut déchirer le pacte. À ses risques et périls ? Pour se sauver ? Stéphane Brizé montre dès lors un homme totalement seul face à la logique mortifère du capitalisme financier, à laquelle il a inconsciemment cru pendant de longues années. Et si tout n’était affaire que de croyance ?
Après La Loi du marché (2015), qui mettait en scène un chômeur ayant retrouvé un emploi suscitant en lui un dilemme moral, et En guerre (2018), qui suivait un syndicaliste dans un contexte de fermeture d’usine, voici Un autre monde, qui montre la souffrance des cadres, en l’occurrence d’un cadre dirigeant. Quelle a été la genèse de ce dernier film, qui forme avec les deux précédents une trilogie ?

Stéphane Brizé : La trilogie n’a pas été pensée d’emblée. Je ne me suis pas dit : je veux développer trois points de vue, je fais trois films. D’ailleurs, un réalisateur qui aurait une telle idée penserait « série ». En réalité, chaque long-métrage a suscité le suivant, de par les rencontres et les questions qui sont apparues. Parce que je travaille avec des acteurs non professionnels, en tournant En guerre, j’ai rencontré des cadres qui m’ont raconté certaines de leurs difficultés à porter des décisions de leur entreprise.

Dans En guerre, il y a deux scènes où le personnage du syndicaliste se retrouve face au cadre qui a pour mission la fermeture du site. Pendant le montage, nourri de ces discussions, je me suis interrogé : cet homme est-il si à l’aise que cela avec l’injonction dont il est le vecteur ? C’est la première graine à l’origine d’Un autre monde.

J’ai ensuite rencontré 20 à 25 cadres, avec lesquels j’ai effectué un travail de journaliste, leur posant à chacun et chacune (il y avait à peu près un tiers de femmes) des questions trois heures durant. Tous ont été d’une manière ou d’une autre écartés de leur fonction de directeur de site ou de directeur général. Certains ont été renvoyés, d’autres ont fait un burn-out, et quelques-uns seulement ont pris d’eux-mêmes du recul. Au bout d’un certain temps, un récit objectif s’est dessiné, car on me racontait peu ou prou la même histoire. Ils ont eu le sentiment d’avoir participé à la construction de l’entreprise. On leur a demandé d’utiliser toutes leurs compétences pour créer ou développer des sites. Et puis est arrivé un moment où on a continué, certes, à utiliser leurs compétences mais cette fois-ci pour casser, détruire.

L’enquête que Stéphane Brizé a effectuée est fondamentale. Le film est incroyablement réaliste. L. C.

Enfin, j’ai lu plusieurs livres sur la souffrance au travail, de psychiatres, comme -Christophe Dejours, ou de sociologues, comme Marie-Anne Dujarier.

Avec Olivier Gorce, le -coscénariste, la fiction est venue une fois accompli le tour de tous ces témoignages et de toutes ces lectures. Nous nous sommes alors attelés aux questions d’enjeu, de dramaturgie. Et nous avons demandé à l’une des personnes interrogées, celle dont le propos était le plus pondéré, le moins marqué par l’amertume, d’être notre conseiller technique.

Le monde de l’entreprise est peu -montré au cinéma, encore moins celui des cadres…

S. B. : Il n’est pas facile de montrer le bras armé du système. Est-ce qu’on instruit à charge ? Je n’ai pas le tempérament d’un procureur. Comment en parler avec un regard nuancé ? Ce n’est pas si simple. D’autant que le problème n’est pas nommé par les acteurs eux-mêmes à l’intérieur du système. Les cadres ne le nomment pas parce qu’ils se construisent dès leur formation sur une idée de force, de compétitivité, de courage. Comment faire, dès lors qu’on a une telle idée de soi-même et de sa fonction, pour, le cas échéant, exprimer une fragilité ? Et ce qu’ils pensent pour la plupart, c’est : si je me plains, je perds ma place.

Par essence, une chose qui n’est pas nommée n’existe pas dans la psyché collective. C’est pourquoi il n’est pas aisé de s’emparer de cette question. Où entend-on parler de l’existence d’une souffrance à cet endroit ? Où sont les images de la souffrance des cadres ? D’où, aussi, le fait qu’ils vivent cela dans une grande solitude.

Laurent Choain : Il y a énormément de séries sur le travail en entreprise. Je songe notamment à Suits, sur la vie d’un cabinet d’avocats, qui a connu neuf saisons. Le cinéma dispose d’une unité de lieu, de temps et de sujet beaucoup plus forte que dans une série. C’est moins dilué. La question des cadres peut être un très bon thème au cinéma, mais elle est davantage traitée dans les séries.

Cela dit, Un autre monde a une dimension qui dépasse le contexte du travail. À mes yeux, Stéphane Brizé est très camusien. Dans son œuvre, on passe de L’Étranger à L’Homme révolté face à un système qui s’avère absurde. Pour autant, je ne crois pas utile de juger ce système. Le problème relève de l’éthique individuelle : comment vais-je me comporter et qu’est-ce que cela va me coûter ? Cette interrogation ne se limite pas au monde du travail, mais, en l’occurrence, il ne faut pas négliger ce contexte, bien sûr. L’enquête sociologique que Stéphane a effectuée en amont est fondamentale. Le film est incroyablement réaliste.

Comment vous situez-vous par rapport au personnage de Philippe Lemesle ?

L. C. : Très vite, en ce qui me concerne, j’ai compris deux choses : être entrepreneur ne signifie pas être libre. Il y a les clients, les salariés, la recherche des contrats… Si on aspire à être libre dans sa vie professionnelle, il ne faut pas avoir qu’un seul patron – c’est difficile, mais c’est de plus en plus le cas : cela s’appelle le « slashing ». Dans l’avenir, on consacrera de moins en moins 100 % de son temps, de son énergie, de sa vie à une seule activité. Je m’en suis inspiré pour mon propre parcours.

Je me suis retrouvé dans des situations proches de celle que connaît Philippe Lemesle. Mais, à la différence de lui, je n’ai pas tout conditionné à une progression professionnelle linéaire. Le profil de Philippe porte un nom dans le monde de l’entreprise : ce sont des « surperformants angoissés » (« insecure overachievers »). Pourquoi est-on premier de la classe ? Parce qu’au fond de soi on a un syndrome d’imposture et qu’on veut repousser le plus longtemps possible le moment où les autres vont le découvrir. Ces cadres-là n’ont pas besoin d’être motivés, ils s’auto-motivent. Philippe, lui, a ce syndrome, dans lequel il est enfermé parce qu’il ignore qu’il en est atteint. Or il arrive un moment où son angoisse l’emporte parce qu’on lui dit qu’il fait fausse route, et donc qu’il n’est plus performant.

S. B. : J’ai posé systématiquement la question suivante aux cadres que j’ai rencontrés : -pensiez-vous au début de votre carrière que vous arriveriez à ce niveau-là ? Tous m’ont répondu par la négative. Ils ont en effet ce syndrome d’imposture dont parle Laurent. Avec pour conséquence le fait qu’ils considèrent que, s’ils ne parviennent pas à résoudre un problème, cela vient d’eux et non de l’injonction émise par l’entreprise.

Philippe n’est pourtant pas un transclasse, auquel on associe précisément ce sentiment d’imposture…

S. B. : Certes, et je connais bien cet état de transclasse, en étant un moi-même. Il existe plusieurs sortes d’exil. Il y a celui qui est commun à tous : le passage de l’enfance à l’âge dit adulte. Il y a des exils géographiques ou sociaux, qui provoquent ce sentiment d’illégitimité. Mais bien d’autres raisons le suscitent. Je pense que ce ressenti est la chose la plus partagée au monde, quels que soient la biographie et le milieu d’origine.

On demande aux cadres de développer des sites. Et puis à un moment on leur demande de détruire. S. B.

L. C. : Au début de La Misère du monde, Pierre Bourdieu évoque la pièce de Patrick -Süskind, La Contrebasse, que j’ai vue interprétée par Jacques Villeret. Le musicien ne cesse de se plaindre alors qu’il appartient à l’orchestre symphonique de Vienne, c’est-à-dire à l’ensemble musical le plus prestigieux. Mais Bourdieu souligne la différence entre misère de condition et misère de position. Or ce musicien joue de la contrebasse, c’est-à-dire un instrument ingrat, obscur. Donc sa condition sociale est enviable, mais sa position au sein de cet univers est médiocre. De la même manière, la condition sociale de Philippe n’entre guère en ligne de compte. Ce qui est important, c’est sa position : censé diriger, il se retrouve dans une position d’esclave. Voire pire, de kapo.

Qu’est-ce qui fait que Philippe met du temps à prendre conscience de sa position ? Auparavant, il adhérait aux injonctions de son groupe. Qu’est-ce qui produit en lui le déclic ?

S. B. : Pendant des années, il a trouvé des solutions. Il n’a donc pas remis en cause la logique de réduction des coûts qui lui était imposée. Bon manager, il a convaincu les gens qu’ils pouvaient faire à 8 ce qu’ils faisaient à 10. Lui-même a travaillé davantage. Jusqu’à ce que son travail absorbe toute sa vie personnelle : c’est le constat que pose sa femme. S’il n’y avait pas d’événement traumatique – ici le divorce puis l’accident psychique de son fils –, il est fort probable que Philippe continuerait à avancer comme un hamster dans sa roue.

Le constat de la dégradation des conditions de travail des salariés à un point tel qu’elle les met en péril ne pourrait pas déclencher sa prise de conscience ?

S. B. : Non. Les travaux de Christophe Dejours montrent que, généralement, il faut qu’intervienne ce qu’on appelle un « surgissement du réel » : ce peut être un divorce, un AVC, un accident cardiaque… Quelque chose qui stoppe les événements et permet de lire la situation autrement.

Donc il y a une adhésion aveugle de la part du cadre au discours de l’entreprise.

L. C. : Il faut distinguer dans une entreprise ceux qui la possèdent – les actionnaires directs ou les représentants des actionnaires – et les dirigeants, missionnés par les premiers pour gérer. Très longtemps, être cadre, même petit cadre, signifiait appartenir plutôt à la direction. Quand, dans les années 1970, la valeur actionnariale est devenue prépondérante, les PDG ont commencé à être révoqués plus souvent. On les a payés beaucoup plus, on a créé les parachutes dorés. Ils ne s’engagent pas pour une boîte à laquelle ils sont attachés, ils viennent faire le boulot, prennent le chèque et repartent. Ces dirigeants-là font partie d’une toute petite caste. Dessous, les cadres ont davantage partagé les ressentis de leurs salariés que la vision de leurs dirigeants. On a ainsi créé ce que j’appelle un « prolétariat managérial ». Philippe, tout directeur de site qu’il est, en fait partie.

S. B. : Vous parlez d’une « adhésion » du cadre au discours de l’entreprise. Comme s’il partageait une idée politique sur le fonctionnement global du système. Je crois que le cadre n’a pas du tout cela en tête. Philippe a une seule obsession : trouver des solutions. Il est payé pour cela et il en a l’intelligence et les compétences.

Avec la valeur actionnariale, on a créé un “prolétariat managérial”. L. C.

J’ajoute que les cadres sont félicités quand ils réussissent. On leur décerne non seulement des primes, mais aussi des prix : le meilleur manager du mois, le meilleur gestionnaire de flux… On n’a pas dépassé les bons points et les images de l’école. Je ne me mets pas hors du lot, d’ailleurs. Le milieu du cinéma n’a-t-il pas aussi ses propres récompenses avec les Césars ? C’est exactement pareil.

L. C. : Pendant longtemps, le cadre avait un objectif fixé mais une liberté d’action dans les moyens à mettre en œuvre pour l’atteindre. Le film montre un renversement très important : non seulement l’objectif est non négociable, mais Philippe n’a aucune marge de manœuvre. Quand il trouve une solution alternative pour réaliser les économies escomptées, elle est retoquée. Donc il n’a pas le choix, il ne peut pas être créatif. Son identité de cadre est niée. Dans une organisation au sens où l’a décrite Max Weber, cette situation crée deux types de personnes : des gens libres et pas responsables – ce sont des tyrans, comme, dans le film, la directrice -d’Elsonn France ou le boss américain ; et des gens responsables et pas libres – ce sont des boucs émissaires, ils sont responsables d’actes qu’ils ne choisissent pas. Comme Philippe.

S. B. : Laurent, comment faites-vous pour avoir cette capacité d’analyse du système tout en en faisant partie ?

L. C. : Dans le monde de l’entreprise, si vous êtes dehors, vous ne pouvez rien changer. Un consultant n’a jamais fait changer les choses. Si vous êtes au cœur du système, vous incarnez le pouvoir institutionnel. Quand on veut être un acteur de changement dans une organisation, il faut être dans l’organisation, mais à ses frontières. Cette position, dite de « marginal sécant », je l’ai toujours pratiquée, même si, longtemps, chez moi, c’était inconscient.

Je ne peux pas réussir si je suis un « soldat » d’entreprise. Comme je le disais tout à l’heure, il m’est impossible de n’avoir qu’un seul métier, un seul employeur, une seule carrière. J’ai toujours multiplié mes mondes. Je préserve aussi de cette manière mon employabilité. Quand on a plusieurs métiers, on ne dépend pas de la seule personne qui vous paye. En outre, je ne tiens pas à être embauché pour qu’un patron me dise ce qu’il faut que je fasse, mais pour qu’il me demande ce qu’il faut faire dans tel domaine. C’est aussi pourquoi je travaille chez des challengers, où il faut se battre, pas chez des leaders.

S. B. : La liberté de parole que vous vous accordez vous rend-elle inemployable dans beaucoup de sociétés ?

L. C. : Oui. Ne serait-ce que dans toute entreprise qui va recruter des agents et non de réels dirigeants.

S. B. : Vous êtes le seul cadre dirigeant en exercice qui ait accepté d’échanger publiquement avec moi. Le simple fait d’avoir eu du mal à trouver un cadre ayant votre liberté de parole est un signe de mauvaise santé de ce milieu.

Un autre monde, Stéphane Brizé, 1 h 36.

Laurent Choain Directeur des ressources humaines du groupe Mazars.

Stéphane Brizé Cinéaste.

Cinéma
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