Au musée Soulages, des visions hors normes

Au musée Soulages, une exposition éclairante met en regard les foisonnants univers disruptifs de Gaston Chaissac et du mouvement CoBrA.

Jérôme Provençal  • 16 mars 2022 abonné·es
Au musée Soulages, des visions hors normes
Het laddertje, de Constant Nieuwenhuys, 1949.
© Philippe Rocher

Juché sur les hauteurs de Rodez, le musée Soulages – large bâtiment aux lignes épurées – invite d’abord à s’immerger dans l’œuvre intensément irradiante de Pierre Soulages via plusieurs grandes salles conçues et aménagées avec la plus exacte rigueur, en particulier quant à la présence de la lumière, naturelle ou artificielle. Par ailleurs, deux fois par an, le musée accueille, dans une vaste salle prévue à cet effet, une exposition temporaire consacrée à un·e artiste ou à une thématique spécifique.

Intitulée « Chaissac & CoBrA, sous le signe du serpent », l’exposition actuelle prolonge et complète l’exposition « CoBrA en Chaissac – Zielsverwanten », présentée en 2021 au Kunstmuseum de La Haye, aux Pays-Bas. Original, ce projet franco-néerlandais en diptyque laisse percevoir la parenté artistique qui existe entre Gaston Chaissac et le mouvement CoBrA.

Loin de Paris, en Vendée, vivant au plus près de la nature mais restant relié au monde extérieur et au milieu intellectuel de son temps (par le biais en particulier de son intense activité épistolaire), Gaston Chaissac – archétype de l’artiste autodidacte – a développé, des années 1930 jusqu’au début des années 1960, une œuvre proliférante, incroyablement colorée et inventive, très proche de la mouvance de l’art brut.

Fondé en 1948 par plusieurs artistes (Karel Appel, Constant, Corneille, Christian Dotremont, Asger Jorn et Joseph Noiret) résidant entre Copenhague, Bruxelles et Amsterdam, le mouvement CoBrA – dont le nom reptilien agrège les initiales de ses trois villes fondatrices – s’est dressé, dans le sillage cisaillant de Dada, en rupture radicale avec l’ordre (et l’art) établi. Tel un météore, il a brièvement traversé le siècle, emportant en route quelques autres artistes (parmi lesquels Pierre Alechinsky), et s’est dissous dès 1951, ses membres ayant par la suite continué à faire preuve d’une créativité incandescente.

Gaston Chaissac et les agitateurs de CoBrA ne se sont jamais rencontrés physiquement, mais leurs cheminements se croisent de façon évidente. Une lettre de Chaissac a d’ailleurs été publiée dans le sixième numéro de la revue CoBrA, en 1950. De fait, leurs esprits et leurs pratiques, farouchement anticonformistes, partagent des affinités profondes. La primauté donnée à la spontanéité, la puissance expressive (entre abstraction et figuration), l’exubérance chromatique, la multiplicité des matériaux et des supports utilisés (toile, bois, papier, métal, carton, pierre…), certains motifs privilégiés (notamment les animaux) ou encore l’importance de l’écriture constituent leurs caractéristiques communes les plus flagrantes.

Si l’exposition de La Haye a mis CoBrA plus en avant, celle de Rodez se focalise davantage sur Chaissac. Constituée de plus de 140 pièces (peintures, dessins, collages, totems, céramiques, lettres, exemplaires rares de la revue CoBrA, documents divers…), elle s’inscrit dans une scénographie savamment sinueuse, à l’image d’un serpent. Fil rouge symbolique de l’exposition, cet animal avait valeur de fétiche pour Chaissac, fasciné par l’imagerie celtique, autant que pour CoBrA : le mouvement l’ayant même pris pour emblème, comme en témoigne Serpent Cobra, saisissante tapisserie grand format réalisée par Corneille en 1949.

Sans orienter les visiteurs dans un sens particulier, le parcours – découpé en plusieurs espaces – est conçu de façon à favoriser la libre déambulation. Tout du long, l’œil est forcément attiré par les pièces les plus imposantes ou flamboyantes (en particulier les hauts totems bariolés de Chaissac), et l’impression dominante est celle d’un impétueux jaillissement de couleurs et de formes. De plus discrètes œuvres en noir et blanc – des dessins à l’encre sur papier de Chaissac ou de Corneille, une eau-forte d’Alechinsky (Serpent-Soleil), une splendide composition (calli)graphique de Christian Dotremont (Tes jours sont comptés mais non les siècles qu’il y a dedans) – impriment pourtant durablement la rétine et la mémoire.

Chaissac&CoBrA, sous le signe du serpent, musée Soulages, Rodez (12), jusqu’au 8 mai, musee-­soulages-rodez.fr

Culture
Temps de lecture : 3 minutes