Entre sociétés civiles ukrainienne, russe et européennes, le dialogue englouti

Le délicat travail de rapprochement mené par les organisations citoyennes des deux pays depuis l’annexion de la Crimée a été anéanti en quelques heures par l’invasion de l’armée de Poutine.

Patrick Piro  • 9 mars 2022 abonné·es
Entre sociétés civiles ukrainienne, russe et européennes, le dialogue englouti
Un enfant ukrainien réfugié en Pologne embarque dans un train pour Varsovie, le 7 mars.
© Louisa GOULIAMAKI / AFP

Le 26 février, Tim Bohse se résout à prendre sa voiture pour fuir Sloviansk. Cette ville de l’Est ukrainien est située à quelques dizaines de kilomètres de la portion du Donbass occupée depuis 2014 par des forces séparatistes pro-russes. Deux jours auparavant, les chars du -Kremlin sont entrés dans le pays pour le libérer du « joug néonazi » qui pèserait sur la population. L’organisation non gouvernementale Deutsch-Russischer Austausch (Échanges germano-russes, DRA), qui emploie Tim Bohse, a jugé que la sécurité de son antenne de Sloviansk n’était plus garantie, même pour un salarié de nationalité allemande.

DRA, dont le siège est à Berlin, soutient depuis trois décennies les sociétés civiles d’Europe centrale et orientale engagées dans une coopération pacifique pour bâtir une Europe démocratique « sans frontières ». Un projet subversif par essence, face à l’ambition de Poutine.

« Kill-list »

Direction Dnipropetrovsk, à plus de deux cents kilomètres de là, pour Tim Bohse. « Mais c’est très risqué, même si ce n’est pas encore le chaos. » Le parcours se poursuit le long des villes d’Ouman, de Tchernivtsi, puis près de la Pologne, dans une ville dont Tim Bohse souhaite que nous taisions le nom pour ne pas risquer d’être localisé, afin de poursuivre son travail. « Cap à l’ouest de l’Ukraine, comme pour nombre de militant·es de notre large réseau de partenaires », complète Yuliya Erner à Berlin, coordinatrice à DRA d’un observatoire des droits humains dans l’est de l’Ukraine, dont son collègue assure le pilotage local. Ou plutôt « assurait », car toute perspective est désormais atomisée.

Tim Bohse évoque, entre autres, le projet soutenu par DRA d’un mémorial de l’ère soviétique à Droujkivka, situé à vingt kilomètres au sud de Sloviansk. La ville et sa région ont été le théâtre de massacres de juifs par les nazis, mais aussi d’exécutions massives commises par le NKVD russe contre des prisonniers politiques. Les militant·es qui portaient ce projet ont en partie trouvé refuge dans la capitale, Kyiv. Mais pour combien de temps ? D’autres ont tenu à rester à Droujkivka, « pour se mettre au service des autorités ukrainiennes locales, témoigne Tim Bohse. C’est extrêmement courageux ». Car, au-delà de l’exposition aux balles ou aux roquettes, des rumeurs circulent sur l’existence d’une « kill list », liste de personnes-clés dont l’envahisseur aurait planifié l’exécution afin de s’assurer d’écraser les oppositions.

« Toute la société civile ukrainienne est potentiellement dans le collimateur. »

Lutte contre la corruption, contre l’annexion du Donbass, pour la démocratie, pour la défense des droits humains, pour la protection de l’environnement… « Inutile de spéculer sur l’existence d’une telle liste : toute la société civile ukrainienne est potentiellement dans le collimateur, à ce stade, estime Ioulia Shukan, sociologue à l’université Paris-Nanterre, spécialiste des mobilisations collectives en Ukraine et au Bélarus. Les organisations militantes elles-mêmes en discutent en leur sein. »

C’est le cas pour Zmina, centre d’information pour les droits humains en lien avec le conflit armé, installé à Kyiv, ou encore Vostok SOS, ONG fondée pour porter assistance aux personnes déplacées à la suite du conflit du Donbass, et qui a déserté ses bureaux de Sievierodonetsk, ville de la région bombardée par l’armée russe dès son entrée en Ukraine il y a deux semaines.

Des groupes anti-corruption, spécialisés dans l’information à destination des populations russes, sont particulièrement visés_. « En parlant de “dénazification”, Poutine laisse entendre qu’il cible aussi bien le pouvoir en place que des organisations susceptibles d’être des opposantes à un gouvernement fantoche qu’il mettrait en place à Kyiv_ », interprète la sociologue.

L’association DRA a immédiatement contacté tous ses partenaires, « afin de s’assurer de la sécurité de leur personnel, indique Yuliya Erner. Où sont les gens, que font-ils ? Nous tentons de maintenir le contact coûte que coûte ». Beaucoup de ces militant·es -s’emploient désormais, avec les moyens du bord, à documenter les crimes de guerre de l’armée russe, à destination des réseaux sociaux. « Et, en Ukraine, les activistes disposent d’une longue expertise en la matière, depuis les années 1940… » Il est remonté aux oreilles de Yuliya Erner que trois cents civils auraient été assassinés à Kherson. « Cependant, je n’ai pas pu le vérifier, tempère-t-elle prudemment. La situation est tellement chaotique. »

Dilemmes

À Marioupol, en revanche, les exactions russes sont avérées, rapporte Tim Bohse. « Des quartiers résidentiels sont délibérément ciblés par des missiles, une tactique destinée à terroriser la population. » Le représentant de DRA s’est converti en opérateur d’intervention d’urgence. Là où il se trouve actuellement, « et jusqu’à ce que ça ne soit plus tenable », son quotidien a basculé dans des tâches humanitaires très prosaïques, pour aider les familles qui choisissent la voie de l’évacuation vers l’étranger. « Nous les informons sur le risque qu’il y a à rester sur place. » Une démarche faussement naïve, face à une réalité poignante. Il y a des activistes qui ne veulent pas bouger, s’estimant peu visibles et donc relativement protégés du collimateur russe ; d’autres donnent priorité à l’assistance à leurs proches ; et beaucoup ont quitté leur travail pour organiser des transports, de la distribution de nourriture, des collectes de dons au sein de la population.

« Les questions de moyen terme n’existent pas, elles sont écrasées par les décisions à prendre au jour le jour. »

Les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent plus quitter le pays depuis l’appel à la mobilisation générale du 24 février. « Et un certain nombre de personnes, chez nos partenaires, se sont portées volontaires pour s’engager dans la défense territoriale et se battre, relève Tim Bohse. Les gens vivent une pression incroyablement forte, aux prises avec des débats intérieurs dramatiques. » Sauver sa peau, écouter les demandes de la famille, saisir l’occasion de fuir, être fidèle à ses convictions quitte à risquer la mort… « Même si la perspective de “l’après” est a priori présente dans les esprits – par exemple, comment vivre en Ukraine sous un gouvernement pro-russe –, elle est aujourd’hui hors de propos, constate Yuliya Erner_. Les questions de moyen terme n’existent pas, elles sont écrasées par les décisions à prendre au jour le jour. »_

Les femmes, qui pourraient théoriquement quitter le pays, ne sont pas épargnées par ces dilemmes. « Elles sont très engagées dans l’effort de défense, par la confection de matériels de camouflage, de repas, etc., commente Ioulia Shukan. Au-delà de l’engagement dans des formations paramilitaires ou de premier secours, on assiste à une très forte montée de la mobilisation citoyenne et de la solidarité dans tout le pays, une culture collective qui s’est forgée au sein de la population en plusieurs occasions périlleuses depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. »

Fragile maillage

Depuis plusieurs années, un réseau d’organisations européennes œuvrait en effet pour trouver les voies d’un rapprochement citoyen des deux côtés de la frontière, entre l’Ukraine et la Russie. La plateforme citoyenne européenne CivilMPlus, créée en 2017 par des ONG d’Ukraine, de Russie, d’Allemagne et de France, s’est donné pour tâche d’œuvrer à une résolution pacifique du conflit du Donbass. « Un travail délicat, en raison du poids du nationalisme des deux côtés et de cultures militantes différentes, souligne Anne Le Huérou, spécialiste de la Russie contemporaine à l’université Paris-Nanterre et membre du conseil de supervision de la plateforme. Alors qu’en Russie les organisations de la société civile sont systématiquement en opposition au pouvoir, elles sont beaucoup plus diversifiées en Ukraine, elles privilégient plus souvent la pratique du plaidoyer et se différencient très peu selon des critères de politisation, ce qui est un signe de maturité. Les liens s’étaient bien distendus, ces derniers temps, au sein de la plateforme. »

« Hors de question désormais de mentionner le terme de “dialogue”. Les organisations ukrainiennes l’ont banni. »

Et après le démarrage encourageant d’un processus de dialogue entre organisations ukrainiennes et russes, leurs participations se sont raréfiées à mesure que la pression de l’armée de Vladimir Poutine s’intensifiait aux frontières, ces derniers mois. Par ailleurs, l’importante organisation russe Memorial, qui était partenaire de CivilMPlus, a été dissoute fin décembre par le gouvernement.

Avec les premières bombes, ce patient et fragile travail de maillage s’est effondré. « Il est désormais hors de question de mentionner le terme de “dialogue” devant les organisations ukrainiennes, elles l’ont purement et simplement banni de leur vocabulaire », prévient Yuliya Erner, membre de la plateforme. Elle-même en fait les frais. Ukrainienne née en Crimée, vivant en Allemagne depuis vingt ans, elle a le russe pour langue maternelle, comme la très grande majorité des habitant·es de cette péninsule annexée par la Russie en 2014. « Alors que c’était l’idiome de travail communément adopté au sein de CivilMPlus, les collègues d’Ukraine refusent désormais de s’adresser à moi autrement que dans leur langue. Leur ressentiment est immense et s’adresse à plusieurs parties. Aux organisations russes, auxquelles il est reproché de ne pas s’être suffisamment mobilisées pour les défendre, mais aussi aux européennes, particulièrement les allemandes, dont les gouvernements leur semblent bien mous devant l’agression de Vladimir Poutine. Nos partenaires ukrainiens sont extrêmement désappointés par la réponse occidentale et la volonté de compromis qu’elle montre. »

Dans un communiqué, l’Assemblée européenne des citoyens, branche française du réseau Helsinki Citizens’ Assembly, qui œuvre en faveur de la paix sur le continent européen, prend certes soin de mentionner « l’urgence du soutien au peuple ukrainien ainsi qu’aux partisans russes de la paix ».

La sociologue française Karine Clément, qui a vécu vingt ans en Russie, souligne l’existence dans ce pays d’une opposition à la guerre, d’autant plus méritante qu’une loi ad hoc votée la semaine dernière par la Douma menace de quinze ans de prison la diffusion d’informations « mensongères » sur l’armée russe, « y compris si l’on parle de “guerre” en Ukraine », terme que réfute le pouvoir. « Malgré cela, il y a eu des dizaines de pétitions publiées contre la guerre, notamment par des corporations professionnelles : instituteurs, médecins, universitaires, musiciens, écrivains, etc. On compterait déjà dix mille personnes arrêtées. » Ioulia Shukan, cependant, est catégorique : « La poursuite de la coopération entre les sociétés civiles des deux pays est ajournée sine die_. C’est la colère ukrainienne, et même la haine, qui supplante tout. »_

Exclusion aérienne

Sur le terrain, Tim Bohse a également pour mission de faire remonter jusqu’à Berlin les demandes des partenaires de DRA. Il y a eu bien sûr des listes de matériel : vestes de protection, casques, vêtements chauds, chaussures, générateurs électriques, sacs de couchage, -carburant, médicaments… L’eau et la nourriture manquent, et de premiers convois humanitaires se sont ébranlés, en dépit de l’incertitude sur leur capacité à entrer en Ukraine. La Croix-Rouge elle-même est entravée. « Les gens veulent une aide rapide et efficace pour faire face à l’invasion, constate Yuliana Erner. Mais nous sollicitons aussi des interpellations plus politiques, que nous puissions répercuter auprès de nos instances dirigeantes et des organes de défense des droits humains. »

Une demande s’est propagée avec insistance en fin de semaine dernière, explicitée entre autres sur de nombreux panonceaux lors de l’important rassemblement contre la guerre et en soutien au peuple ukrainien, samedi dernier place de la République à Paris : l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus du territoire de l’Ukraine. C’est-à-dire l’interdiction du ciel à tout avion, par la force si nécessaire : l’hégémonie aérienne russe s’impose peu à peu, alors que l’armée rencontre une résistance inattendue au sol.

La mesure, portée devant l’Otan et les autorités états-uniennes par le président ukrainien Zelensky, a cependant été écartée sans ambiguïté : elle signerait de facto l’entrée en guerre des pays occidentaux contre la Russie, ligne rouge absolue en l’état actuel du conflit.

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