Les 36 de Kaboul oubliés par la France

Si des centaines d’Afghans ayant des liens forts avec notre pays ont pu être évacués au moment de la reconquête du pouvoir par les talibans à la fin du mois d’août 2021, plusieurs d’entre eux ont été abandonnés à leur sort. Ils réclament une aide de Paris. En vain jusqu’à présent.

Vanina Delmas  • 2 mars 2022 abonné·es
Les 36 de Kaboul oubliés par la France
Les talibans prennent le contrôle de l’aéroport Hamid-Karzai, à Kaboul, le 31 août 2021.
© Wali Sabawoon / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency/AFP

Quand ils ont reçu le feu vert sur WhatsApp, vers 7 heures du matin le 26 août 2021, Fahim (1) et sa femme n’ont pas perdu une seconde. Ils ont pris leur fils âgé de 1 an, un petit sac avec quelques affaires personnelles, ont chargé la batterie de leur smartphone et sont sortis de leur cache. D’autres ont réalisé les mêmes gestes au même moment. Avec le même objectif en tête : atteindre les portes de l’aéroport de Kaboul à midi afin d’être évacués.

Dans la nuit, ces 34 personnes avaient reçu un laissez-passer à leur nom, estampillé « Ambassade de France ». Le groupe WhatsApp nommé « Evacuation of the 34 » leur sert de boussole jusqu’au point de rendez-vous pour éviter les checkpoints tenus par les talibans. Dans cette conversation, des messages écrits en anglais ou en dari se mêlent aux messages vocaux, aux captures d’écran de Google Maps, aux coordonnées GPS, aux photos de la situation en temps réel… Et aux mots et smileys d’encouragement envoyés par Lynda et Aslam depuis Paris.

Car cette opération d’évacuation à travers les rues de Kaboul a été en grande partie menée par deux citoyens français. Lynda Sifer-Rivière, sociologue et bénévole à la permanence juridique du Baam (2), aide depuis plusieurs années des demandeurs d’asile et recueille leurs récits de vie. Aslam, arrivé d’Afghanistan en 2017, sert d’interprète et a été une vigie précieuse pour alerter sur l’avancée des talibans dès le début de l’été, car sa famille vivait encore sur place.

Le 15 août, les talibans ont pris le pouvoir dans la capitale afghane, engendrant la fuite du Président, vingt ans après que les Américains et leurs alliés ont mis fin à leur régime fondamentaliste. Dès le lendemain, -Emmanuel Macron déclenche l’opération Apagan afin d’évacuer les ressortissants français toujours sur place ainsi que des Afghans menacés en raison de leurs -engagements -professionnels ou militants et de leurs liens avec la France. Une cellule de crise s’est constituée au Quai d’Orsay et un pont aérien a été mis en place. Selon le gouvernement français, 2 834 personnes, dont 142 Français et 2 630 Afghans, ont été évacuées via Dubaï et Doha en quinze jours.

Hazaras en danger

Connaissant les conflits ancestraux qui traversent les montagnes afghanes, Lynda et Aslam constituent une liste de personnes en danger. Leurs priorités : identifier les Hazaras des sixième et treizième arrondissements de Kaboul et ne pas séparer les familles. Cette ethnie originaire du Hazarajat, région montagneuse et assez pauvre de l’Afghanistan, représente environ 20 % de la population. Musulmans chiites, ils sont persécutés depuis des siècles par des dirigeants majoritairement sunnites et pachtounes. Ils ont été parmi les premières victimes des talibans dans les années 1990. Les discours des tenants du nouveau pouvoir à Kaboul, se voulant plus inclusifs et tolérants, n’ont convaincu personne.

Tu verras ce qu’il va t’arriver quand on sortira de prison, disaient des talibans à Sara, observatrice au tribunal de Kaboul.

« À Daikundi, Mazar-e-Charif ou Bamiyan, les talibans ont obligé les villageois à quitter leurs maisons, même ceux dans les montagnes. Dans la région de Daikundi, où je suis né, ils ont tué 13 Hazaras (3) fin août. Je ne me sens pas en sécurité ! Nous n’avons pas le même visage que les pachtos. C’est facile de nous identifier », témoigne A. Tawana, qui a déjà subi plusieurs fois des violences. À cause de ses engagements pour l’alphabétisation des hommes et des femmes dans ces régions, de sa religion, de son métier de journaliste et sociologue, il a été obligé de se cacher dès l’intrusion des talibans dans la capitale.

La première liste établie par Lynda compte 160 noms. Elle l’envoie à différents cabinets de ministres, mais aussi aux députés, sénateurs, eurodéputés, à l’ambassadeur David Martinon… Grâce à sa détermination, à ses contacts, puis avec l’aide d’une avocate et d’un haut fonctionnaire de l’armée basé à Kaboul, elle parvient à obtenir des laissez-passer, et les opérations d’évacuation s’enchaînent avec succès. Le 25 août, il ne restait plus que 34 personnes, essentiellement des familles, des journalistes, des militant·es, des ingénieur·es et des femmes voulant rejoindre leur époux déjà en France.

Fahim et sa famille ont été contactés par Lynda et Aslam le 14 août. Directeur adjoint chez le premier opérateur de télécommunications d’Afghanistan, Fahim a participé à un projet technologique pour déployer Internet partout dans le pays et permettre ainsi à plus de personnes de voter ou de suivre des cours en ligne, par exemple. Étudier et s’engager contre les discriminations de genre et de confession sont au cœur des valeurs de sa famille. Ainsi, il a participé aux ONG créées par son frère qui œuvrent pour l’égalité des droits et qui offrent une protection aux Afghan·es renvoyé·es d’Europe, notamment celles et ceux devenu·es chrétien·nes.

« Malgré mes diplômes et mes compétences, j’ai subi des discriminations parce que je suis hazara, particulièrement pour décrocher des postes au gouvernement. Et maintenant, les talibans vont tuer toute une génération des nôtres, éduquée, avec un avenir, qui œuvre pour la démocratie. Mais c’est un tabou ! » lance Fahim, révolté.

À 22 ans, Sara représente fièrement cette nouvelle génération engagée : quand les talibans sont arrivés, elle était étudiante en quatrième année de sociologie, journaliste chez Afghan News et observatrice bénévole au tribunal de Kaboul pour Transparency International Afghanistan. Des postes d’observation de choix pour analyser la société afghane. « Mon rôle était de surveiller si la cour jugeait bien les criminels. Je me trouvais au milieu des avocats et des juges, donc les talibans ne faisaient pas la différence et pensaient que je travaillais avec eux », raconte-t-elle. Parfois, des talibans condamnés lui disaient : « Tu verras ce qu’il va t’arriver quand on sortira de prison ! » « En traversant Kaboul, j’avais peur que des talibans présents aux checkpoints me reconnaissent. Au tribunal, ils étaient menottés. Là, ils étaient armés. »

Personne ne nous a contactés pour savoir si nous étions en vie, en sécurité.

Pour Hasib Danish, qui enseigne le dari depuis une trentaine d’années, ce retour des talibans lui rappelle leur prise de pouvoir en 1996. À cette époque, il était parti au Pakistan pour leur échapper. Cette fois, il n’a pas trouvé de solution pour passer la frontière avec sa femme et ses quatre enfants. Pourtant, les menaces contre lui n’ont jamais cessé. Vivant dans un quartier essentiellement habité par des Pachtouns et des familles de talibans, il a été dénoncé et a dû arrêter d’enseigner l’été dernier. « Ils pensent que les professeurs de dari sont des impurs, des kouffars [mécréants]… » Sa maison a été fouillée plusieurs fois, deux de ses fils ont fui en Iran, et le reste de la famille s’est réfugié dans un quartier hazara. « C’est la deuxième fois que je vis cela : la peur d’être tué, la peur de mourir de faim… Je vis en exil dans mon propre pays. »

L’attentat

À midi, le groupe arrive comme prévu à l’aéroport. Ce jour-là, les évacuations doivent s’effectuer au niveau d’Abbey Gate. Les jours précédents, Fahim avait repéré un accès plus sécurisé, passant par une rivière d’eaux usées. Le raccourci n’est pas resté secret longtemps, et une foule compacte s’agglutine près du mur où les soldats se positionnent pour repérer les personnes à évacuer. Fahim tente de discuter avec eux, mais personne ne lui répond, et aucun Français n’est là. Il garde son laissez-passer dans sa main et agite un drapeau pour rester visible par leur contact sur place. Plus les heures passent, plus l’espoir du matin laisse place au doute.

Vers 15 heures, une bombe explose à une vingtaine de mètres des 34. Par miracle, tous les membres du groupe s’en sortent, mais les images, les sensations, la peur restent ancrées en eux. Tous racontent une scène d’horreur, des mares de sang, des morceaux de corps partout, des cadavres à enjamber pour s’enfuir, la peur des produits toxiques… Sara était dos à l’explosion : « Ma mère criait de ne pas respirer, de se mettre à terre. Les gens ont commencé à se pousser et nous ont marché dessus. J’ai été blessée au dos, j’ai perdu mes chaussures, mes vêtements étaient déchirés. »

A. Tawana peine à décrire avec des mots la terreur ressentie. « Tout a basculé d’un coup ! Je ne pouvais plus ouvrir les yeux, j’ai mis quelques minutes à réaliser ce qui se passait. Ma première réaction ? La joie d’être en vie… » confie-t-il, encore secoué deux mois plus tard. Lynda et Aslam vivent l’attentat en direct, via WhatsApp, et se sentent totalement impuissants. Les Américains verrouillent tous les accès et la plupart des soldats se focalisent sur le convoi de bus bloqués à l’entrée de l’aéroport depuis des heures. L’attentat, revendiqué par l’organisation État islamique, a tué près de 200 personnes, dont 13 militaires américains.

Le traumatisme de l’attentat, ajouté à la frustration de ne pas atteindre le tarmac, anéantit les 34. Le pont aérien français prenant fin le 27 août, c’était leur dernière chance d’être évacués. Seuls les Américains et les Britanniques resteront sur place jusqu’à la fin du mois. « À part Lynda et Aslam, personne ne nous a contactés pour savoir si nous étions en vie, en sécurité. Pourtant, l’ambassadeur et son équipe savaient que nous étions là puisque nos noms étaient sur la liste, que nous avons été enregistrés par le ministère, qu’ils ont nos documents d’identité ! » s’énerve Fahim, extrêmement déçu. Il s’interroge sur la réelle volonté politique de la France de sauver le groupe.

Les explosions, les kidnappings et les descentes de talibans dans les quartiers hazaras se sont intensifiés.

Si l’opération Apagan s’est mise en place à la mi-août, la France s’y préparait depuis plusieurs mois. Au printemps 2021, les ressortissants français et les contractuels afghans travaillant pour l’ambassade française étaient évacués. Au même moment, Fahim recevait un message affirmant que l’ambassade française assurerait la sécurité des bénéficiaires de la bourse du gouvernement français. L’étudiant en a bénéficié entre 2019 et 2020 pour suivre un master en ingénierie électronique à l’université de Tours. Il alerte immédiatement sur sa situation et celle de sa famille, fournit les documents d’identité, les passeports, se rend à l’ambassade, relance par mail… Aucune réponse. « Nous sommes en danger, car les talibans considèrent les personnes étudiant dans des pays tels que la France comme des espions chargés de diffuser la culture occidentale en Afghanistan », clame-t-il, laissant percer sa colère.

Opération survie

Au fil des semaines et des contacts, Lynda a compris que des listes de noms d’Afghans à évacuer émanant d’associations, de citoyens mais aussi d’intellectuels, d’élus, et même d’Emmanuel Macron, transitaient de Paris à Kaboul. Ces listes étaient jugées plus ou moins prioritaires en fonction de la personne ou du réseau qui la soutenaient. Sa liste des 34 rescapé·es de Kaboul est devenue celle des « 36 » car, depuis l’attentat, un bébé est né en septembre, et le frère de l’un qui s’était caché des talibans est réapparu. « Ils sont chiites hazaras, la plupart militent pour les droits humains, ils sont rescapés d’un attentat, ils détiennent un laissez-passer français, mais aucun responsable politique ne daigne s’occuper d’eux ! » s’indigne Lynda, qui vit au rythme de Kaboul depuis plus de six mois.

Sur place, le chaos humanitaire s’intensifiait chaque jour. « Les réfugiés étaient sous nos yeux, c’étaient des personnes, pas juste des noms sur une liste. Je ne savais pas quels étaient les critères pour arriver sur ces listes, donc pourquoi pas une liste de Hazaras. Je me fichais qu’ils aient une étiquette politique ou pas », souligne le membre de l’ambassade qui a aidé le groupe des 36.

Le député européen Raphaël Glucksmann s’est emparé du dossier pour essayer de faire pression. En janvier, son équipe a été reçue au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui a confirmé oralement à la délégation que les personnes en possession d’un laissez-passer français seraient prioritaires. « Si nous apprenons qu’un prochain vol d’évacuation a lieu, mais que ces 36 personnes ne sont pas dans l’avion, nous lancerons une campagne publique pour informer tout le monde de ce qui se passe », assure Caroline Kamal, -collaboratrice de l’eurodéputé Place publique. La mobilisation citoyenne ne faiblit pas, mais le manque de transparence sur les conditions d’évacuation pose question. Depuis septembre 2021, six vols d’évacuation ont eu lieu avec l’aide du Qatar, permettant d’évacuer 396 Afghans et 110 Français, selon les communiqués de presse du ministère. Sollicité, il n’a pas répondu à nos questions.

Parmi les 36 de Kaboul, le sentiment que la France les a abandonnés grandit chaque jour. Seul le groupe WhatsApp, renommé « Dream big », leur donne quelques doses d’espoir. Certains ont fui Kaboul par leurs propres moyens pour se réfugier en Iran. Depuis novembre, les explosions, les kidnappings et les descentes de talibans dans les quartiers hazaras se sont intensifiés. Munis de listes de noms, ils visitent les maisons, interrogent les voisins… Ainsi, A. Tawana a appris que son adresse avait été trouvée et a décidé de partir quand l’immeuble à côté de chez lui a été fouillé. Fahim et toute sa famille ont également quitté Kaboul quand ils ont trouvé sur la porte de leur ONG un document officiel des talibans leur demandant de se présenter au commissariat. Les locaux avaient été saccagés, les voisins interrogés.

Ceux qui sont toujours cachés à Kaboul ne disposent plus de ressources financières. Pour passer l’hiver, Hasib Danish a vendu la plupart de ses objets, mais à des prix très bas. Il espère voir arriver une aide humanitaire avec du riz, des produits d’hygiène et du fioul. « Un de mes voisins qui travaillait pour la sécurité nationale a été arrêté récemment. Personne ne sait s’il est encore vivant, raconte-t-il. Nous nous relayons pour les rondes de nuit dans le quartier. Nous ne savons plus à qui faire confiance. Et j’ai peur que nous soyions oubliés pour toujours. »

Les talibans ont bouclé les quartiers hazaras et fouillent les téléphones de chaque personne s’approchant du checkpoint. Impossible de garder le moindre document d’identité. Sara, sa mère et ses sœurs ont déménagé douze fois en six mois et supportent de moins en moins l’épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes. « C’est dur économiquement et psychologiquement : je suis toujours enfermée à la maison, à penser les déménagements, à vérifier qu’on n’est pas démasquées… » Parfois, elle imagine rejoindre l’Iran grâce à son passeport, mais elle sait que sa mère et ses sœurs ne pourront pas la suivre. « Je me demande constamment si je dois partir ou rester… J’ai l’impression qu’on finira toutes mortes. Mais quand ? Si je dois mourir, je mourrai avec ma famille. » Un dilemme insoutenable, dans une indifférence quasi générale.

(1) La plupart des noms des personnes en Afghanistan ont été modifiés.

(2) Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants.

(3) Enquête publiée par Amnesty international en octobre 2021 : « 13 Hazaras tués par les combattants talibans dans la province de Daykundi ».

Monde
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