« Pi Ying Xi », de Philippe Forest : Le pays des chimères

Dans Pi Ying Xi, Philippe Forest évoque son expérience de la Chine, entre questions littéraires et politiques, toujours en quête du fantôme de sa fille, morte vingt ans plus tôt.

Christophe Kantcheff  • 27 avril 2022 abonné·es
« Pi Ying Xi », de Philippe Forest : Le pays des chimères
© Wu Ching-teng / XINHUA / Xinhua via AFP

Le quartier des Olympiades, dans le treizième arrondissement de Paris, ne cesse d’être inspirant. Après avoir été filmé par Jacques Audiard, dans Les Olympiades (2021), ce quartier occupe un rôle important dans le nouveau roman de Philippe Forest, au titre sibyllin, Pi Ying Xi, dont la traduction est donnée par le sous-titre : « Théâtre d’ombres ». Les deux œuvres, cependant, en ont une approche très différente. Aérienne et à hauteur des tours chez Audiard ; au ras du sol, clandestine et quasi fantasmée chez Forest.

Si la limite entre limbes et réalité chez l’auteur de Je reste roi de mes chagrins (2019) (1) est toujours ténue, Philippe Forest donne un certain nombre d’informations sur cet ensemble urbanistique. Comme le fait que, érigé avant les années 1970, il n’était a priori pas destiné à devenir le quartier chinois de la capitale, l’arrivée des populations issues du Sud-Est asiatique (plus que de Chine), fuyant des guerres et des régimes sanguinaires, ayant eu lieu au début de cette décennie.

Dans Pi Ying Xi, les Olympiades forment un point de départ et, à la fin du roman, de retour, qui amène l’auteur (ou le narrateur, ils ne sont pas disjoints) à raconter son expérience de la vraie Chine. Celle-ci est avant tout littéraire. Philippe Forest se rend en effet à Shanghai, Nanjing et Beijing parce que ses livres y sont traduits. Au fil des rencontres, il en vient à être régulièrement invité par les facultés au titre de professeur et écrivain. Ce sont ces séjours qui procurent la matière première de ce livre, dont il ne fait pas cependant le récit à la manière de comptes rendus. L’auteur n’est pas de ces « écrivains voyageurs » qui prétendent pénétrer l’âme d’un pays en quelques mois d’expédition. Son approche est assurément plus humble : « Ne pas connaître un pays est peut-être le meilleur moyen de le comprendre. Si “comprendre” signifie se laisser aller, sans préjugés, au rêve auquel la réalité vous appelle et qui lui donnera son aspect le plus vrai – le seul qui vaille, au moins pour soi. » Il s’interroge aussi sur l’« étrangeté » de se retrouver ainsi de l’autre côté de la planète.

Cette interrogation n’est pas sans lien avec l’énigme qui a ouvert le livre. Dans un restaurant du quartier des Olympiades où il a ses habitudes – il n’habite pas loin –, Philippe Forest n’est pas resté indifférent au message que contenait son « fortune cookie », ce petit gâteau sec donné à la fin du repas, disant : « Au secours ! Je suis prisonnière dans le quartier chinois. » En outre, ses questionnements tournent autour d’une perte, qui sert de trame à tous ses livres, exposée dès L’Enfant éternel (1997) : la disparition de sa fille de 4 ans, morte d’un cancer. On dit souvent d’un écrivain – et c’est peut-être encore plus vrai pour les meilleurs d’entre eux – qu’il écrit toujours le même livre. Assertion fausse en apparence, mais indiscutable en ce qui concerne les flux souterrains et les obsessions qui irriguent l’acte d’écrire. C’est plus visible chez Philippe Forest que chez d’autres : son œuvre se présente comme une variation autour d’un même thème, mais une variation toujours renouvelée et passionnante.

« On ne s’en va pas. Dans sa valise, on met toujours toute sa vie », écrit-il. On ne sera donc pas étonné que la première chose vue qu’il rapporte est une pratique a priori mystérieuse à ses yeux : des gens se regroupent le soir tombé pour brûler des papiers. Explication : il s’agit du rite de Qingming, la « Fête des morts ». De la même façon, Forest raconte une séance de théâtre d’ombres (« Pi Ying Xi ») à laquelle il assiste, dont la légende dit qu’il a été inventé il y a plus de deux mille ans pour faire revenir du royaume des morts la défunte concubine d’un empereur inconsolable.

Ce livre est évidemment pétri de littérature et de questions s’y rapportant, raison de la présence de l’auteur en Chine. Or, dans ce pays, il est impossible d’échapper aux interpellations sur le sens politique d’une œuvre. Mais rien n’est simple. De la grande gloire nationale Lu Xun (1881-1936), encensé par Mao lui-même, Forest note que certains de ses écrits ont des résonances nihilistes. L’attitude qu’il doit lui-même adopter est délicate : il aimerait encourager les écrivains chinois faisant preuve, avec subtilité, de courage. Mais un soutien trop explicite de sa part les affilierait au camp occidental honni. Au passage, il rappelle la légèreté d’un Roland Barthes voyageant en Chine dans les années 1970, et la lucidité d’un Simon Leys, l’auteur d’Ombres chinoises (1974), titre qui, quant à lui, faisait allusion aux quantités de victimes du régime. Forest livre aussi des pages passionnantes sur la littérature engagée et ses limites.

Outre qu’il évoque ceux qu’il tient pour d’excellents auteurs contemporains, comme Yan Lianke ou Fang Fang – et son journal sans concession sur la crise du covid à Wuhan (2) –, Philippe Forest revisite, à la manière de son roman « japonais », Sarinagara (2004), le parcours de certains écrivains. C’est le cas de la sous-estimée Pearl Buck, et surtout de Zhou Zuoren (1885-1967), frère de Lu Xun mais figure maudite en Chine, notamment pour ses textes à la morale antimilitante. Forest s’arrête en particulier sur un de ses écrits, dont le titre ne pouvait que le toucher, « Comment les fantômes prennent de l’âge », alors que Zhou Zuoren, lui aussi, a perdu une fille.

Nous le disions : chez Philippe Forest, tout y revient, y compris la fin, bouleversante, de Pi Ying Xi. Sans illusion cependant, puisque, écrit-il, « je n’avais toujours pas découvert que faire de sa disparition et du vide qu’en mourant ma fille avait laissé pour moi dans le monde ». Même si ses livres tentent d’y remédier – et c’est une chance pour nous.

(1) Lire Politis n° 1576, 6 novembre 2019. Tous les livres de Philippe Forest cités sont publiés chez Gallimard.

(2) Wuhan, ville close, Fang Fang, traduit du chinois par Frédéric Dalléas et Geneviève Imbot-Bichet, Stock, 2020.

Pi Ying Xi. Théâtre d’ombres, Philippe Forest, Gallimard, 336 pages, 21 euros.

Littérature
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