Les nouveaux défis de l’antifascisme

Brigades de solidarité, anticomplotisme, soutiens aux agriculteurs… Face au renouveau de l’extrême droite, le mouvement antifa tente de sortir de l’entre-soi, de générer de la convergence et d’essaimer son idéal autonome.

Oriane Mollaret  • 25 mai 2022 abonné·es
Les nouveaux défis de l’antifascisme
La convergence des luttes s’affiche sur le mur d’un bar du quartier de la Guillotière, à Lyon.
© Oriane Mollaret

U n virage majeur ». C’est ainsi que Mark Bray, historien et coorganisateur du mouvement Occupy Wall Street, qualifie ce que vit l’antifascisme français depuis 2010 (1). Face au renouveau de l’extrême droite, le combat de rue perd de son efficacité. Finie, la chasse aux fafs des années 1990. « Plus on avance dans le nouveau millénaire et plus les antifascistes doivent reconfigurer leurs stratégies face aux nouveaux partis d’extrême droite, qui gagnent du terrain en se distinguant des idées ouvertement fascistes et des boneheads [skinheads d’extrême droite, NDLR] qui s’en revendiquent. »

Luttes intestines De récents affrontements violents entre la Jeune Garde et la Gale ont fait plusieurs blessés ces dernières semaines à Lyon. Si, d’après nos informations, il s’agit au départ d’un problème de personnes, ces événements tendent à se politiser sur fond d’opposition de stratégies et de positionnements entre la vision autonome de la Gale – indépendant de toute autre organisation – et celle, plus inclusive, de la Jeune Garde. Cette scission secoue fortement le milieu militant antifasciste et illustre que le front commun contre l’extrême droite est loin d’être acquis.
La riposte tente de rendre coup politique pour coup politique en s’adaptant aux problématiques générées par les événements et les réalités locales. La crise sanitaire a, par exemple, déclenché dans le milieu antifasciste une vague d’organisations solidaires d’urgence pour venir en aide aux plus précaires sur le modèle autonome résumé par le slogan : « Seul le peuple sauve le peuple ». Dès mai 2020, des « brigades de solidarité populaire » chargées de distribuer de la nourriture et des produits d’hygiène ont poussé comme des champignons. L’idée a germé chez les antifascistes milanais et a été reprise en France d’abord par l’Action antifasciste Paris-banlieue (AFAPB), née en 2008, dont Nargesse, âgée de 30 ans, est membre : « 900 bénévoles, dont la plupart n’avaient aucun lien avec le milieu antifasciste, ont été mobilisés dans 17 brigades différentes rien qu’en l’Île-de-France », détaille la jeune femme. Leurs actions se sont concentrées sur des zones délaissées par les autorités, comme la Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus pauvres de France et le plus touché par la pandémie. Une précarité que l’on retrouve à Saint-Étienne, où les antifas ont aussi dégainé leur brigade. « On a aidé plus de 350 familles », s’enorgueillit Yanis*. Pour lui, cette solidarité est une forme de lutte contre le capitalisme et, par ricochet, contre le fascisme.

À Lyon, antifas et gilets jaunes ont tissé des liens pérennes, où chacun participe aux actions de l’autre.

À 400 kilomètres de là, à Orléans, la crise sanitaire a produit d’autres effets indésirables : l’explosion des complotismes. « Les manifestations anti-passe sanitaire ont vite rassemblé des antivax d’extrême droite, l’Action française et les Patriotes de Florian Philippot, et un groupe complotiste s’est créé, appelé Ysambre, avec des dérives sectaires et antisémites », s’agace Igor*, 27 ans. Ni une ni deux, à l’été 2021, un collectif éclectique voit le jour, porté par des militants issus de syndicats ou du mouvement d’occupation des théâtres, des gilets jaunes et des retraités. Objectif : alerter en diffusant largement des fiches pédagogiques pour reconnaître les symboles d’extrême droite ou à tendance confusionniste et démonter les fake news.  « Un camarade statisticien a repris tous les chiffres du covid pour les vulgariser et démontrer l’utilité du port du masque, détaille Igor. Pour nous, c’est de l’autodéfense sanitaire. »

Quand on s’oppose frontalement à des phénomènes complexes, l’information fait évidemment partie des enjeux de la lutte. Pour être efficace, mieux vaut connaître son ennemi. Le mouvement antifasciste est réputé pour sa veille sur l’extrême droite. En France, cette tendance est portée depuis les années 1990 par le groupe REFLEXes, puis par la Horde, née en 2012, qui ne mènent pas d’actions de terrain à proprement parler mais produisent des réflexions, recueillent et centralisent des informations issues des réseaux. Objectif : vulgariser et repopulariser la lutte, et montrer les vrais visages de l’extrême droite.

À Angers, le Réseau angevin antifasciste alerte aussi régulièrement via ses plateformes sur les accointances des personnalités politiques locales avec l’extrême droite. « Le vrai combat antifasciste, pour nous, c’est d’atteindre les grands propriétaires terriens complaisants avec l’extrême droite et proches de la Manif pour tous, affirme Benoît, quadragénaire militant. Ces gens-là se combattent par la diffusion d’informations montrant qui ils sont réellement », mais aussi par le soutien à une autre forme d’agriculture qui s’oppose à leur vision du monde et de la consommation. « L’agriculture paysanne qui veut se réimplanter doit lutter contre eux : le lien avec l’antifascisme est là. »

D’autant que Marine Le Pen a obtenu ses meilleurs scores dans ces zones rurales (lire reportage page 17). Pour lutter efficacement contre l’extrême droite, réinvestir ces territoires est donc une nécessité absolue. Dans la campagne où il vit, Benoît estime ainsi indispensable de soutenir les luttes locales et se réjouit de l’existence d’« un réseau militant assez costaud comme l’association Ravitaillement alimentaire autonome et réseaux d’entraide ». Créée en 2019, cette association promeut l’autonomie alimentaire, récupère les surplus et les invendus, organise des cantines solidaires pour les plus précaires mais aussi en appui aux luttes sociales : piquets de grève, manif, événements de soutien, etc.

« Grâce à notre travail de communication et de médiatisation, l’image de l’antifascisme a évolué. »

Une convergence des luttes que l’on retrouve à Lyon. Antifas et gilets jaunes ont créé des liens pérennes après que, chaque samedi, ils se sont rassemblés pour expulser des cortèges les « fafs » du Bastion social. Désormais, chacun participe aux actions de l’autre : des blocages des péages ou de la raffinerie locale jusqu’aux rangs du cortège de tête. Les antifascistes ont même répondu à l’appel du collectif Soulèvements de la Terre pour assiéger la multinationale Bayer-Monsanto le 5 mars dernier à Lyon. Mais la convergence peine souvent à dépasser les frontières territoriales et sociales. À Lyon, à Angers ou à Orléans, on déplore un manque de contacts et de relais dans les banlieues. C’est en région parisienne que quelques réseaux émergent des quartiers sur des thématiques qui leur tiennent à cœur : « La lutte contre les violences policières, contre l’islamophobie, pour la Palestine… On a déjà organisé plusieurs mobilisations avec les familles de victimes de crimes policiers », explique Nargesse, de l’AFA-PB. « Quand on vient soi-même des quartiers, c’est plus facile que pour des militants blancs ou des bobos du centre-ville »,sourit-elle. Et quand on est une femme, c’est aussi plus aisé de porter la lutte féministe au cœur d’un milieu enclin au virilisme. Fin 2018, des militantes de longue date ont lancé une Coordination féministe antifasciste, dont Nargesse fait partie. « Nous voulons gagner en légitimité : il y a un cliché de l’antifascisme viriliste, réel par le passé et qui a pu invisibiliser la présence des femmes ces dix dernières années. On veut montrer qu’on est là et porter une ligne féministe antifasciste, de classe et antiraciste », lance-t-elle.Une réponse aux militantes d’extrême droite qui s’organisent, notamment dans le collectif Némésis proche de Génération identitaire, et portent une certaine vision de la femme que combattent activement les féministes. En revanche, hors de question pour ces militantes antifascistes de faire de la pédagogie auprès de leurs homologues masculins. « Il y a une remise en question de la part des mecs et une volonté de déconstruction, mais ce n’est pas aux femmes de faire le travail », balance Sirine*, âgée de 27 ans, qui, en 2016, rejoint la Gale, proche d’atteindre la parité.

Si le terrain « réel » reste un enjeu majeur, la lutte se déporte aussi sur celui, virtuel, de l’image. Or se montrer n’est pas dans la culture antifasciste, qui préfère souvent l’ombre à la lumière. En 2018, l’apparition de la Jeune Garde, aujourd’hui implantée à Lyon, Lille, Paris, Strasbourg et Montpellier, a redonné un nouveau souffle à la lutte sur le web. « Les identitaires avaient déjà leur propre site, se souvient Safak, le responsable national. On ne voulait pas que ce soit les médias ou l’extrême droite qui parlent de nos actions. » La Jeune Garde a donc décidé d’incarner la lutte, avec une forte présence sur les réseaux sociaux et la nomination de porte-parole dans un milieu qui voit d’un mauvais œil toute forme de personnification. Raphaël Arnault, porte-parole de la section lyonnaise, fera même une apparition sur le plateau de TPMP. Certains iront jusqu’à railler « l’antifascisme instagrammable » du mouvement, en oubliant peut-être un peu vite à quel point l’image, les vidéos et les postures ont participé à populariser l’extrême droite grâce à l’émergence de figures bien identifiées qui, grâce aux réseaux sociaux notamment, touchent des centaines de milliers de personnes. L’enjeu pour les antifascistes est d’arriver à concilier un militantisme qui refuse le capitalisme mais qui est bien obligé d’utiliser quelques-uns de ses avatars pour exister politiquement dans le débat. Pour Safak, de la Jeune Garde, la stratégie est gagnante : « Grâce à notre travail de communication et de médiatisation, l’image de l’antifascisme a évolué et, aujourd’hui, les gens se disent antifascistes. »

Difficile en réalité de tirer un bilan. D’autant que le rapport de force global ne penche pas en faveur des luttes sociales et progressistes. Mais la roue tourne et les antifascistes comptent bien peser de tout leur poids dans la balance.


*Les prénoms ont été modifiés.

(1) Dans son livre L’Antifascisme, son passé, son présent et son avenir (Lux, 2018), il analyse l’évolution de l’antifascisme en Europe et aux États-Unis.


Hervé 50 ans, militant à la Horde, antifa depuis trente ans

« Le cœur de notre engagement est égalitaire, libertaire et solidaire. Pour nous, l’antifascisme est une lutte d’émancipation parmi d’autres, mais nous considérons que l’extrême droite est un problème en soi, connecté à d’autres, mais spécifique quand même. Beaucoup de militants ne veulent pas savoir ce qu’est réellement l’extrême droite. Ils veulent qu’elle colle à ce qu’ils imaginent. C’est une erreur de ne pas mettre les bons mots sur les bons phénomènes, car les gens voient bien que « fascisme » ne correspond pas à la réalité. Mais ce mot contient une charge émotionnelle qu’il est difficile pour nous d’abandonner. À la Horde, on préfère parler d’extrême droite, car ce sont les forces réactionnaires et conservatrices qui sont à la pointe du discours inégalitaire véhiculé par le nationalisme. Globalement, notre camp n’a pas su anticiper sa transformation. En 2002, après les mobilisations contre le FN au second tour, beaucoup ont pensé que ce parti ne survivrait pas à Jean-Marie Le Pen, et ils ont baissé la garde. Les nouvelles formes de communication développées par les Identitaires, puis par Alain Soral, ont été sous-estimées, de même que la banalisation du FN par Marine Le Pen ou l’offensive réac de la Manif pour tous. La riposte n’a pas été à la hauteur. Pire, à la même période, les deux principaux réseaux antifascistes (Ras l’Front et No Pasaran) disparaissaient. Par conséquent, on a pris un retard énorme, notamment sur Internet. On a fini par créer le site de la Horde en 2012. Aujourd’hui, nous faisons encore « référence ». On compte sur la relève. »

Politique
Publié dans le dossier
Recréer un front antifasciste
Temps de lecture : 10 minutes