« Macron ne connaît pas la marche arrière »

Dans une lettre ouverte, l’historien François Dosse, qui fut à l’origine de la relation entre le Président et Paul Ricœur, explique comment il s’est « leurré » sur son ancien étudiant.

Olivier Doubre  • 18 mai 2022 abonné·es
« Macron ne connaît pas la marche arrière »
© RONEN ZVULUN / POOL / AFP

L’historien des idées François Dosse fut à l’origine de la collaboration d’Emmanuel Macron avec le philosophe chrétien Paul Ricœur : le premier contribua à l’élaboration du célèbre livre du second, La Mémoire, l’histoire, l’oubli (Seuil, 2003). Une relation d’amitié durable se noua à la fois entre l’historien, par ailleurs biographe du philosophe, et le futur chef de l’État, mais aussi entre ce dernier et Ricœur. Relation qui suscita parfois le doute lors de l’accession d’Emmanuel Macron à l’Élysée en 2017. C’est ce qui décida François Dosse, enthousiasmé par le discours humaniste de ce candidat supposé être influencé par le philosophe chrétien, à prendre la plume pour affirmer la réalité de ce lien. Cinq ans plus tard, il publie un volume décryptant ses « illusions perdues » sur le président Macron, dont tout l’exercice du pouvoir ne fut qu’un long démenti par les actes des principes dont il se revendiquait et qui étaient présumés être ceux de Ricœur. Entretien sur l’aveuglement (volontaire) d’un intellectuel.

Quand avez-vous rencontré Emmanuel Macron ?

François Dosse : Le hasard des choses a fait que je donnais un enseignement durant un semestre à Sciences Po sur l’historiographie, qui est un peu ma spécialité depuis mes travaux sur le sujet avec Christian Delacroix et Patrick Garcia (1). Nous sommes en 1998 et j’ai bien sûr de bons étudiants à Sciences Po, avides de savoirs, très motivés et très demandeurs. Mais je remarque surtout un de mes étudiants, particulièrement agile intellectuellement, sympathique, souriant, affable, sociable, ayant une capacité exceptionnelle à métaboliser et à synthétiser tous mes cours précédents, maîtrisant dès le milieu du semestre tout ce que j’avais abordé. J’ajoute que l’historiographie n’est pas du tout un domaine central dans le cursus de Sciences Po. Cet étudiant est en deuxième année et a environ 22 ans.

Il a une très grande capacité de séduction. Le romancier Emmanuel Carrère a prononcé ce bon mot : « Macron est capable de séduire une chaise ! »

Comme je viens de publier ma biographie de Ricœur, j’ai tissé des liens étroits avec ce dernier et, comme il approche des 90 ans, il me dit travailler à un livre (qui deviendra La Mémoire, l’histoire, l’oubli) et me demande si je ne connaîtrais pas un jeune qui puisse aller pour lui en bibliothèque, contrôler son appareil critique et l’aider à la préparation du livre. Je lui dis que je pense à quelqu’un et que je peux lui en parler. Emmanuel Macron prend alors contact avec lui, et se noue un vrai dialogue, solide, pas seulement intellectuel mais aussi affectif, en tout cas de très bonne tenue et important pour la gestation de l’ouvrage. Comme les archives le montrent, Macron apporte beaucoup, se révèle très interventionniste, propose des conseils de fond dont beaucoup seront retenus par Ricœur. Ils vont même travailler ensemble sur un autre livre, consacré à Hegel, où là encore Emmanuel Macron apportera une vraie contribution. Ce fut donc une relation assez intense pendant au moins quatre ans.

Peut-on donc dire qu’Emmanuel Macron, outre Paul Ricœur, vous a véritablement séduit dès cette époque ?

Absolument ! Nous avons forgé au fil du temps des amitiés communes, jusqu’à partager des dîners avec des amis, Brigitte Macron et lui. Je dois souligner qu’il a une très grande capacité de séduction. C’est d’ailleurs le romancier Emmanuel Carrère qui a prononcé ce bon mot : « Macron est capable de séduire une chaise ! » Et c’est sans doute là l’une de mes premières illusions avec lui (moi comme de nombreux autres) : celle d’une relation très chaleureuse, très sympathique, souvent très tactile, puisqu’il n’hésite jamais à vous prendre par la main, par la taille, par les épaules ! Il manifeste toujours, physiquement, cette proximité qu’il veut signifier.

Nous nous sommes perdus de vue peu à peu, notamment parce qu’il fréquentait d’autres sphères tout à fait éloignées des miennes, de l’ENA à la grande banque, puis à l’Élysée après l’élection de François Hollande. Nous nous sommes toutefois revus lors d’un colloque pour le centenaire qu’aurait eu Ricœur, donc en 2013 (il est décédé en 2005). Hollande devait y participer, mais il s’est fait excuser et c’est Macron qui, en tant que directeur de cabinet adjoint de l’Élysée, est venu faire un discours que, de toute évidence (puisqu’il m’en a offert le tapuscrit à la fin), il avait rédigé lui-même.

Je reconnais donc sans conteste avoir été totalement séduit, sinon aveuglé, par le personnage, en particulier durant la période de sa candidature, alors que je conservais mes convictions de gauche. C’est ce qui a motivé mon livre de 2017, intitulé Le Philosophe et le Président. Ricœur et Macron (Stock), qui voulait d’abord démentir les calomnies niant sa relation intellectuelle avec Ricœur. Mais, aveuglé, je ne supportais pas la moindre critique à son égard. Et je (me) trouvais des arguments qui s’appuyaient sur le contenu de son livre, paru au début de la campagne présidentielle, Révolution (XO éditions, 2016), sur ses discours de candidat, jusque dans ses premières mesures comme président, fort de la conviction de les voir toujours largement inspirées par une philosophie humaniste, s’employant à promouvoir une société ouverte, plus juste, plus hospitalière, plus apaisée…

J’ai été la caricature absolue du soutien macroniste, sans pouvoir entendre jusqu’à la plus petite critique !

Vous rompez en novembre 2019 par une « lettre ouverte » parue dans Le Monde, sur la question précise du traitement de l’immigration par Emmanuel Macron. Or cette rupture peut sembler tardive puisqu’elle advient après celle d’autres intellectuels, à l’instar de Jean Pisani-Ferry, qui a contribué à son programme économique…

Philippe Aghion ou Jean Pisani-Ferry ont réagi très vite, en rappelant que la protection des plus faibles avait été ce qui constituait le cœur de leurs propositions économiques. Pour ma part, c’est au moment de son discours sur l’immigration de l’automne 2019 que je n’ai plus pu supporter. C’était un discours scandaleux qui s’adressait au groupe LREM de parlementaires et qui allait ouvertement chasser sur les terres de l’extrême droite, en visant clairement les jeunes de la deuxième ou de la troisième génération d’immigrés. Insupportable ! Le Président poursuit alors dans sa volonté de détruire les anciens partis politiques dominants de la vie politique française, et d’installer seulement un face-à-face entre lui et Marine Le Pen, puisqu’il sait que, sauf cataclysme assez improbable, il sera gagnant à tous les coups – comme cela vient d’ailleurs de se reproduire il y a moins d’un mois. Si je choisis la formule d’une lettre ouverte (et non de lui écrire directement, comme j’ai su par la suite qu’il l’eût souhaité), c’est aussi parce que je sais que, tout en ayant des qualités cognitives exceptionnelles, il part systématique du principe qu’il a toujours raison. Je dirais même que c’est quelqu’un qui ne connaît pas la marche arrière !

Vous montrez combien il écarte d’emblée les intellectuels autour de lui pour « ne pas gêner l’entre-soi des jeunes énarques ».

Il a montré son refus total de tout conseil, aussi éclairé fût-il. Alors que c’est une sorte de tradition en France, presque de tout temps et de tout régime, que de voir le pouvoir politique s’entourer d’intellectuels. L’exemple le plus éloquent est bien sûr Malraux, que de Gaulle voulait toujours à sa droite pour « sentir le souffle de l’Histoire ». Mitterrand aussi, ne serait-ce qu’avec Régis Debray. Or rien de tel avec Macron ! Il ne conserve dans son entourage que ses camarades de promotion de l’ENA.

II est passé de thématiques humanistes, éthiques, de justice sociale, défendant une démocratie plus horizontale, à un pouvoir jupitérien.

Ce fut là aussi une autre déception pour moi, puisqu’en travaillant à ce livre j’ai vu qu’il avait été pendant des années au comité de rédaction de la revue Esprit, où il était très actif aux côtés de gens comme Olivier Mongin, Irène Théry, Dominique Méda ou Paul Thibaud (et où il a d’ailleurs écrit l’un des articles les plus brillants sur La Mémoire, l’histoire, l’oubli). On verra en outre son attitude véritable vis-à-vis des intellectuels lorsqu’il conviera, dans le cadre du « grand débat » à la suite du mouvement des gilets jaunes, une soixantaine d’entre eux à l’Élysée pour une séance qui va durer six ou sept heures et où il va enchaîner d’interminables monologues. Les intellectuels présents ne disposant chacun que de deux minutes pour s’exprimer. Grotesque…

Diriez-vous que vous avez péché par ­naïveté en croyant que nous aurions un intellectuel au pouvoir ?

Je n’ai jamais cru à un « président-philosophe » – mon premier livre sur Macron s’appelait d’ailleurs Le Philosophe ET le Président. Si l’on reprend Platon, qui voudrait un philosophe à la tête de l’État, ce serait justement la fin de la démocratie, donc une forme de dictature, où le philosophe gouverne parce que le peuple ne serait composé que d’incapables.

Pourtant, il en a un peu pris le chemin…

Certes. Mais parce qu’il est machiavélien. Il est passé de Ricœur, avec des thématiques humanistes, éthiques, de justice sociale, défendant une démocratie très participative et plus horizontale – ce qui fait particulièrement sourire aujourd’hui ! – à un « pouvoir jupitérien », où il serait au-dessus de tout. Je pense qu’on n’a jamais été, même sous de Gaulle, dans une telle pratique de verticalité du pouvoir. Avec Macron, il n’y a presque plus de conseils des ministres, seulement des conseils de défense avec un petit nombre de ministres. Mais pire, les choses se décident en fait le lundi matin entre quatre personnes : Macron et son directeur de cabinet, Alexis Kohler, le Premier ministre et son directeur de cabinet. Et évidemment, parmi ces quatre, ce sont Macron et Kohler qui prennent les décisions ! Tout cela, donc, presque sans conseils des ministres, mais surtout sans corps intermédiaires.

Ce vide idéologique au service du seul chef s’inscrit finalement dans une volonté d’instaurer un État fort mis au service du néolibéralisme en économie. Vous insistez sur le fait que, depuis le colloque Lippmann (2), les néolibéraux ont rompu avec le libéralisme néoclassique du XIXe siècle et décidé de s’appuyer sur la puissance étatique pour la charger de garantir le système généralisé du libre-échange. Macron au pouvoir va donc bien remplir cette fonction et ce « programme »…

Là encore, je me suis leurré ! Et, sur ce point, pour une raison précise : lorsque j’ai rencontré Macron, alors étudiant à Sciences Po, il était chevènementiste. J’ai donc cru que cette importance qu’il accordait à l’État relevait d’une conviction issue du vieux républicanisme provenant du courant Ceres au sein du PS. Or c’est là aussi totalement faux : il faut en fait au néolibéralisme un État fort, comme le montre Barbara Stiegler dans un ouvrage magistral sur lequel je me suis beaucoup appuyé (3), pour imposer une plus grande flexibilité sur le marché du travail, davantage de précarité, ou bien dans l’Éducation nationale une caporalisation des enseignants avec le même objectif final. Il ne s’agit plus du tout du « laissez faire » des libéraux du XIXe siècle !

(1) _Historicités__,_ sous la direction de ces trois auteurs, La Découverte, 2009.

(2) Colloque tenu à Paris, en 1938, réunissant pour la première fois les pionniers du néolibéralisme.

(3) « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Barbara Stiegler, Gallimard, « NRF essais », 2019.

Macron ou les illusions perdues. Les larmes de Paul Ricœur François Dosse, Le Passeur, 416 pages, 21 euros.

Idées
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