Picardie Debout à la reconquête de la Somme rurale

François Ruffin vise sa réélection à Flixecourt, où Marine Le Pen est arrivée largement en tête. Ses soutiens ne désarment pas, soulignant son engagement auprès de la France périurbaine.

Mélodie Taberlet  • 4 mai 2022 abonné·es
Picardie Debout à la reconquête de la Somme rurale
© Lilian Cazabet / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

R endez-vous à 18 heures, salle du Chiffon rouge, avec François Ruffin, Shirley et Dino ! » hurle dans son mégaphone l’homme au volant d’une camionnette blanche. Sur les vitres sont plaquées des affiches du film Debout les femmes ! et de Picardie debout ! La camionnette clôt un petit cortège qui déambule dans les rues de Flixecourt, bourgade tranquille de la Somme. Une animation inhabituelle par ici : les riverains penchent la tête à leurs fenêtres et des piétons s’arrêtent danser au son de la fanfare. La salle des fêtes se prépare à accueillir les 1 000 personnes qui ont répondu à l’appel. Dès 9 heures du matin pour certaines. Les autres les ont rejointes à la mi-journée et plusieurs ont covoituré les non-Picards. Le Chant des partisans et Merci patron ont rythmé l’installation des chaises et de la scène.

C’est dans cette commune de 3 000 habitants que le député François Ruffin a choisi de lancer sa campagne. « Nous sommes au cœur du val de Nièvre, il ne faut pas le perdre si l’on veut réveiller la fourmilière », justifie l’élu. En 2017, il y remportait le second tour de l’élection avec 73 % des voix face à LREM. La situation géographique n’est pourtant pas le seul élément à avoir motivé ce choix. « Il y a aussi une pente très raide à remonter ici » : le RN est arrivé largement en tête lors des deux tours de la présidentielle – 45 % au premier, 65 % au second. Jean-Luc Mélenchon, lui, s’est contenté de la troisième place du podium, en baisse de sept points par rapport à 2017.

Région sinistrée

Elio, 26 ans, et ses amis amiénois approuvent la décision de leur candidat, assis en rond autour de leurs hamburgers. Le karaoké animé par le couple d’humoristes Shirley et Dino s’achève, Dalida laisse place au discours de François Ruffin. Le groupe d’amis a préféré sortir pour manger, ils savent déjà ce qui sera énoncé. Elio reprend d’ailleurs les mots de l’élu : « Aujourd’hui il y a une couche de brun à gratter pour retrouver la couche rouge. » Il rappelle qu’historiquement « Flixecourt appartient à la ceinture rouge amiénoise, communiste de longue date ». Le maire de la commune, Patrick Gaillard, est encarté au PCF, comme l’était celui avant lui. Et celui d’avant.

« Les gens ici sont issus de générations d’ouvriers soudain déclassés. »

« Il ne faut pas voir Flixecourt comme une commune rurale, il y a quelques années la région était extrêmement industrialisée », raconte Elio. Il indique d’un signe de tête le bâtiment en briques rouges qui abritait autrefois l’usine Saint Frères, spécialisée dans la confection de toile de jute. Toute la vie des habitants était organisée autour de l’usine, l’employeur pratiquait une politique paternaliste avec la mise en place de nombreux services sociaux et la construction de logements pour ses salariés. Elio désigne cette fois-ci la direction du château de Flixecourt, dans lequel résidait « le patron, père du village ». Puis il promène son regard sur les militants sortis fumer après un passage à la buvette. « Les gens ici sont issus de générations entières d’ouvriers, soudain déclassés et délaissés à la fermeture de l’usine », poursuit-il, encouragé par les hochements de tête de ses amis. D’après lui, le revirement vers la droite se justifie aussi par « la perte de vitalité des syndicats dans le coin ». Résultat : « les gens se sentent seuls et restent cloîtrés chez eux, face à des écrans qui diffusent une pensée unique d’extrême droite ».Son ami Diego renchérit : « On peut comprendre que ce soit compliqué de nager à contre-courant lorsque l’on est autant isolé. »

Tous ici restent compréhensifs et n’expriment aucune animosité envers les électeurs lepénistes. Ils assistent à cette évolution depuis déjà plusieurs années. « Ça paraît normal, les gens sont en en détresse, veulent dégager Macron, mais ne savent plus vers qui se tourner : l’extrême droite en profite pour agiter des épouvantails et attirer leur colère dans les urnes », reprend Elio.

Proximité

Ce vote anti-Macron ne se traduit pas de la même façon dans toute la région. À Amiens, Jean-Luc Mélenchon est arrivé en tête avec 31 % des suffrages. Dans la salle du Chiffon rouge, les militants désormais attablés expliquent cette disparité entre ville et zones périurbaines par des failles stratégiques dans la campagne de la gauche. « Mélenchon a trop misé sur les quartiers populaires et a oublié d’aller chercher des voix dans nos petits patelins », juge Michel, entre deux frites. C’est là où Ruffin peut marquer des points, d’après lui. « Sa particularité, c’est d’amener la politique aux gens, d’organiser des fêtes dans des coins oubliés, plutôt que de faire un meeting entouré de caméras pour repartir aussitôt. » La femme de Michel, Josée, lui reconnaît un autre atout : « Il a l’art de rendre fiers les gens comme nous, plutôt que d’adopter un discours misérabiliste comme beaucoup de partis de gauche. »

Proximité et disponibilité sont les premières qualités attribuées à François Ruffin par ses soutiens. Beaucoup se sont engagés à ses côtés lors de la crise des gilets jaunes, après ses visites dans les cabanes montées sur les ronds-points. Christophe, 28 ans, en fait partie. Il a oublié son gilet chez lui, pressé d’aller tracter pour Picardie debout ! devant l’Hyper U de Flixecourt. « Tous les gens à qui j’ai parlé connaissent le nom de Ruffin, ce n’est pas le cas dans toutes les circonscriptions », lance-t-il, les mains dans les poches. La forte personnalité de François Ruffin explique en grande partie son engagement. « Il a le mérite de casser les codes, avant lui j’imaginais les députés comme des hommes en costard-cravate accompagnés de chauffeurs », sourit Christophe.

Le jeune homme a quitté la salle quelques instants, pour trouver un peu d’air frais. Il est demandeur d’emploi et n’est pas le seul ici. À Flixecourt, le taux de chômage est deux fois plus élevé que la moyenne nationale. Il profite du temps qu’il lui reste pour tracter et coller. « Un engagement à 3 000 % », interrompt l’homme à ses côtés. Lui n’a pas oublié son gilet jaune, arboré fièrement, casque d’équitation vissé sur la tête. « Christophe est trop humble, en réalité il y met le cœur et les bras. Si seulement tous les jeunes se battaient autant… » soupire-t-il avant de s’éloigner chercher une nouvelle bière.

Pour l’union

Mais Christophe n’est pas le seul à s’engager. Certains viennent de loin pour soutenir le candidat, même s’ils ne sont pas électeurs dans sa circonscription. Jeannette a pris le train depuis Meudon. Elle prépare cette excursion depuis longtemps. Celle qui exerce en tant que femme de ménage à l’Assemblée nationale ne cesse de le remercier pour l’avoir invitée à figurer dans le film Debout les femmes ! « Il m’a fait sortir de l’ombre. Si seulement tous les députés étaient comme lui ! » glisse-t-elle dans un sourire. Sourire qui ne quitte jamais ses lèvres, malgré la fatigue et des journées entamées à 4 heures du matin. « François ne peut pas aller partout, même s’il essaie… C’est à nous, militants, de le relayer aussi ! »

Les militants rassemblés sont nombreux à avoir participé au porte-à-porte matinal. Céline en était et nourrit de bons espoirs. Les habitants ont beau être « un peu bornés et gentiment refuser nos tracts pour ne pas les gaspiller, il ne manque pas grand-chose pour les convaincre ». Elle s’est arrêtée discuter avec une ancienne ouvrière, qui a accordé son vote à Marine Le Pen. « Elle était très étonnée quand je lui ai dit que François était prêt à l’écouter et elle m’a laissé ses coordonnées », raconte-t-elle avec fierté. À chaque porte ou presque, la même scène se répète : « On vient pour parler aux gens, mais finalement c’est nous qui les écoutons, ils ont beaucoup de choses à dire et peu de personnes à qui s’adresser. »

Mathilde, elle aussi en recherche d’emploi, partage cet optimisme. Tout du moins pour la circonscription. Elle doute que ce schéma soit transposable au niveau national. « Ruffin reste un cas à part, c’est un personnage. Les sortants ont aussi leurs chances, mais je ne suis pas sûre que les nouveaux arrivent à gagner beaucoup de terrain. » La seule chance repose sur une « réelle » union, selon Mathilde. Elle travaille dans le local de Picardie debout ! à Abbeville, à 20 kilomètres de Flixecourt, et reconnaît que François Ruffin a été suffisamment fédérateur pour unir des porteurs d’idées divergentes. La preuve en est : les militants encore présents dans la salle continuent à échanger leurs numéros et s’ajoutent à des boucles Telegram. Même chose dans le local de Mathilde : « Les gens sont “à peu près” d’accord, et c’est justement cet “à peu près” qui est important : on se frite, puis on se réconcilie, comme en famille. »

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