Guadeloupe : Une justice qui aggrave l’ombre colonialiste

La manière dont les politiques publiques sont appliquées dans ce territoire d’outre-mer nourrissent, à raison, un sentiment de profondes inégalités vis-à-vis de la métropole, constatent les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth qui reviennent sur le procès d’Élie Domota dont ils ont assuré la défense.

Vincent Brengarth  et  William Bourdon  • 8 juin 2022
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Guadeloupe : Une justice qui aggrave l’ombre colonialiste
© Photo : Marche de protestation contre les mesures contre le Covid-19 et les griefs sociaux à Pointe-à-Pitre, le 27 novembre 2021 (Christophe ARCHAMBAULT/AFP).

Le 19 mai 2022, nous étions à Pointe-à-Pitre pour assurer, aux côtés de nos confrères guadeloupéens, la défense de M. Élie Domota, dirigeant du LKP et ancien secrétaire général de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe. Il était poursuivi pour violences volontaires, n’ayant pas entrainé d’incapacité de travail, sur personne dépositaire de l’autorité publique, « en refusant de donner son bras et en étant agité ». Son interpellation était intervenue en marge d’une manifestation contre le passe sanitaire et l’obligation vaccinale en Guadeloupe. Douze heures d’audience marquées par la chorale d’indignation et de solidarité que nous avons formée avec le reste de la défense. Nous avons particulièrement été frappés par les atermoiements du parquet, qui a abandonné une partie des charges (dont le refus de se soumettre à des relevés signalétiques reproché sans être étayé par un seul procès-verbal), allant même jusqu’à suspecter le sabotage de la procédure pour justifier sa vacuité sidérante. Ce procès, dont le délibéré sera rendu le 28 juin 2022, a été aussi l’occasion d’écouter un certain nombre de témoins qui ont mis en relief la perte de confiance entre la parole de l’État et les citoyens de Guadeloupe ; perte de confiance qui se manifeste bien sûr à l’égard de la justice.

Difficile de ne pas souligner l’incroyable contraste qui sépare la célérité dans le traitement de cette affaire et la tardiveté à obtenir des réponses dans l’affaire du chlordécone, pesticide interdit détecté chez plus de 90 % des individus en Guadeloupe selon Santé publique France.

À Lire > Chlordécone : Du secret d’État au scandale d’État

Certes, la temporalité judiciaire ne peut pas être la même et des études ont pourtant confirmé depuis longtemps l’explosion sans précédent, sur un territoire aussi restreint que la Guadeloupe, du nombre de cancers.

Un décret du 20 décembre 2021 avait tardivement ajouté, au nombre des maladies professionnelles, le cancer de la prostate provoqué par les pesticides, permettant de favoriser une indemnisation des victimes limitée pour l’instant, aux travailleurs des plantations de cannes à sucre.

Les effets dévastateurs d’un traitement judiciaire différencié

Bien sûr, les faits ne sont pas les mêmes mais un tel constat est sans la moindre incidence sur les effets dévastateurs que produit légitimement ce traitement différencié et l’incompréhension totale qu’il suscite. L’absence de réponses aux maux des guadeloupéens participe d’un délitement de la confiance envers les pouvoirs publics et la justice, qui conduit à ressentir l’intervention de l’État comme quasiment et exclusivement répressive, aux antipodes des exigences citoyennes.

En mars 2022, les magistrats instructeurs saisis de l’empoisonnement des Antilles au chlordécone avaient notifié la fin de leurs investigations, sans qu’aucune mise en examen n’ait été prononcée, ouvrant la voie à un non-lieu pour cause de prescription… Comment ne pas s’en émouvoir, au regard notamment de la jurisprudence sur l’amiante, alors que les guadeloupéens se vivent comme incompris, voire méprisés par l’État jacobin face à une contamination totalement inédite dans son ampleur et ses effets ?

Les réticences des pouvoirs publics à prendre la mesure du scandale du chlordécone sont à l’origine d’une profonde défiance de la population envers des mesures sanitaires qui lui imposerait la métropole. C’est cette défiance qui s’exprime lors des manifestations, loin d’une vision réductrice qui consiste à présenter les opposants à la vaccination comme des irréductibles adeptes des théories conspirationnistes.

Cette défiance est aggravée bien entendu par la mise en œuvre de la politique sanitaire de Paris après l’irruption de la Covid, marquée par une culpabilisation de ceux qui ont marqué leur réticence, sinon une criminalisation de ceux qui ont fait valoir qu’il y avait d’autres alternatives.

Le silence coupable des autorités de contrôle

À titre d’exemple, en 2013, dans un rapport au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi tendant à prohiber la différence de taux de sucre entre la composition des produits manufacturés et vendus dans les régions d’outre-mer et celle des mêmes produits vendus dans l’hexagone, il était notamment écrit : « La lutte contre l’excès de sucres dans l’alimentation prend une dimension particulière dans les outre-mer en raison de la teneur en sucres très élevée des produits alimentaires transformés ». Un rapport d’information datant de 2019, rédigé par Mme Maud Petit et M. Jean-Philippe Nilor, députés, mettait notamment en évidence les termes d’une étude menée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) mettant en évidence une teneur en sucre moyenne de 7 g/100ml dans l’hexagone contre 8,9 g/100ml en Martinique et en Guadeloupe. Une étude publiée en 2021 par l’Insee révélait que « La moitié de la population est en surpoids, ce qui favorise l’apparition de pathologies à risques, comme l’hypertension artérielle ou le diabète. Si une très large majorité de la population a recours à des soins, trois Guadeloupéens sur 10 ont renoncé ou retardé des soins en 2019 ». M. Victorin Lurel a fait voter une loi contre l’ajout de sucre dans les produits alimentaires destinés aux territoires français des Caraïbes mais dont certains industriels persistent à s’exonérer, dans le silence coupable des autorités de contrôle, aussi bien administratives que judiciaires. Les années passent, sans progrès notable.

Les guadeloupéens expriment par conséquent valablement des craintes quant à la manière dont les politiques publiques sont appliquées, qui nourrissent, à raison, un sentiment de profondes inégalités vis-à-vis de la métropole. L’imposition du vaccin s’est donc ajoutée à un climat fortement dégradé, aussi bien lien au chlordécone qu’à d’autres facteurs, dont celui d’une protection insuffisante face à la consommation de sucre, essentiellement induite par la pratique des industriels. La boucle finit d’être bouclée, en rappelant que le pouvoir d’achat est aussi à l’origine de certaines habitudes de consommation.

C’est cette multi-factorialité liée au contexte propre à la Guadeloupe qui est de nature à expliquer la vivacité de l’opposition à la politique vaccinale, ainsi que la résistance des soignants. Début mai, c’était d’ailleurs un autre représentant syndical qui était poursuivi, en la personne de M. Gaby Clavier, secrétaire général de l’UTS-UGTG, supposément pour des menaces de mort réitérées à l’encontre du directeur du centre hospitalier universitaire.

Il est profondément regrettable que les poursuites pénales soient employées comme un mode de réponse politique à des préoccupations non seulement légitimes mais exprimées par des représentants dont le caractère constructif est connu des pouvoirs publics. Cette criminalisation du syndicalisme entreprend d’étouffer une expression dissidente, pourtant la seule à même de garantir la formulation des revendications propres à la Guadeloupe. La gestion de la crise sanitaire a ravivé l’ombre d’un colonialisme qui préexiste, aussi parce qu’il entend répondre par la force aux protestations, en visant ceux qui incarnent la lutte contre la domination politique exercée par la métropole.

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