Violence cash chez LCL

Les rapports d’expertise s’amoncellent : management par la terreur, humiliations, objectifs inatteignables… Après un suicide et une tentative, les salariés de la banque sont à bout.

Nadia Sweeny  • 15 juin 2022 abonné·es
Violence cash chez LCL
« Tout le système LCL est délirant », accuse une syndicaliste.
© MAGALI COHEN/ AFP

Fermez vos gueules ! », « Vous êtes des nuls, des autistes ! » hurlait-elle dans l’open space. Valérie Deltour, ancienne directrice de LCL Mon Contact à Marseille – l’un des plus gros centres de relation client (CRC) de la banque –, a laissé un souvenir impérissable à la centaine de salariés du service. Surnommée « la reine mère » ou encore « la terreur », elle a pourtant bénéficié, jusqu’à son départ ce printemps, d’un soutien indéfectible de la direction de l’entreprise. À la suite d’une enquête interne déclenchée en octobre 2021 après la multiplication des alertes contre son management et une tension interne devenue explosive, la direction a tenté de maîtriser la situation en diluant le problème.

Laurent Fromageau, directeur adjoint de LCL en charge du réseau Retail (crédit et offre de produits de placement auprès de clientèles individuelles), est même intervenu personnellement en faveur de Valérie Deltour lors d’une réunion avec les managers locaux le 3 février. Il y annonce le déplacement de la directrice mise en cause, tout en la remerciant chaleureusement pour ses bons et loyaux services : «Sous votre action, le centre a été profondément transformé, avec la réussite que nous connaissons. Le service client a atteint un niveau de viabilité excellent, jamais atteint auparavant, avec une contribution aux résultats commerciaux de LCL en nette hausse. Vous avez d’ailleurs été primés à quatre reprises », s’enorgueillit le numéro deux.

Contactée, la direction de la communication de la banque explique qu’« en totale cohérence avec l’organisation interne de LCL », Laurent Fromageau est simplement intervenu « pour annoncer la mobilité de Mme Deltour sur une mission ponctuelle », précisant que « M. Fromageau n’a en aucun cas effectué “l’éloge” de cette collaboratrice au cours de cet échange ».

Il était reproché à certains directeurs d’agence « d’avoir un management trop humain ».

Cependant, profitant de cette intervention, dont Politis s’est procuré un enregistrement, le numéro deux de la banque a pourtant mis la pression sur les managers à propos de « la diffusion récente d’informations porteuses d’accusations graves à l’encontre de la direction. […] S’il s’avère que des maladresses ont pu être commises, je tiens à rappeler qu’en aucun cas il n’est question de discrimination, de racisme, de sexisme, d’attitudes discriminatoires relevant du harcèlement », a-t-il affirmé, ordonnant fermement à ses ouailles de « tenir [leur] rang de managers responsables ». Le directeur adjoint de LCL a même prévenu qu’il serait « très vigilant », promettant de « planifier une visite pour vérifier le bon fonctionnement du centre ». Mais ces menaces n’ont pas suffi à contenir la crise.

Harcèlement moral

Quelques jours plus tard, une salariée du centre tente de mettre fin à ses jours. Le comité social et économique (CSE) régional LCL Méditerranée déclenche alors une alerte « danger grave et imminent » et mandate un cabinet d’experts pour auditer le service LCL Mon Contact Marseille. Dans le rapport de ce dernier, rendu mi-mai, la culture managériale autocrate et exclusivement tournée vers les résultats commerciaux est pointée. À Marseille, elle a toutes les caractéristiques du tableau clinique du harcèlement moral. Violences managériales caractérisées, humiliations publiques, atteintes à la dignité des personnes, injures, discriminations… le tout, sous couvert d’une quête sans limite du résultat.

« On sert d’éponges, témoigne un salarié auprès des enquêteurs. Tous les jours, on a des rendez-vous téléphoniques ou sur Skype avec ce message : “Alors, tu en es où ? -Combien de ventes ?” » Un autre renchérit : « On reçoit les résultats de tout le monde avec des codes couleur. Les prénoms de ceux qui sont à 0 sont cités. En réunion, avec des slides [diaporamas]_, on appuie sur ceux qui n’ont pas les résultats. »_

« Nouvelle Génération » : faire plus avec moins La concurrence des banques en ligne et les mauvais résultats de sa relation client ont mis les dirigeants de LCL, filiale du groupe Crédit agricole SA, en alerte. « Notre culture est-elle suffisamment centrée vers la satisfaction de nos clients ? » s’était même questionné le directeur général, Michel Mathieu, dans un courrier envoyé en mai 2021 aux quelque 17 000 salariés de l’entreprise. Un courrier vécu comme un coup de semonce qui n’a, là encore, pas réglé les problèmes structurels. Néanmoins, LCL a lancé le projet « Nouvelle ­Génération » pour relancer la relation client en prônant la proximité digitale dans la distance physique, mais sans répondre aux problématiques de surcharge de travail ni aux risques psychosociaux qui en découlent. Des risques extrêmement élevés soulevés par des experts dans un autre rapport – encore un ! – d’accompagnement pour la mise en place de ce projet, qui prévoit la fermeture de 230 à 280 agences partout sur le territoire. Le tout, promet la direction, sans toucher à la masse salariale. Or celle-ci ne cesse de décroître chaque année : passant de 18 012 effectifs payés en 2019 à 17 166 en 2021. Soit une perte de 846 salariés en trois ans.
La directrice et une petite équipe de -collègues triés sur le volet imposent humiliations quotidiennes et répression des traînards et des fortes têtes. Le rapport décrit des « pratiques de dénigrement sur le physique et les odeurs de salariés »,doublées «de comportements blessants et de remarques humiliantes dans l’open space ». En rencontre bilatérale, la directrice traite certains de « dépressifs », ou d’« instables ». Les salariés rapportent des questions personnelles discriminantes posées par Valérie Deltour : « Avant que je change de service, elle m’a demandé si je voulais un enfant. » Ou encore : « Elle m’a demandé si je prenais la pilule. »

Des pratiques illégales, doublées d’un chantage à l’augmentation ou à l’acception de congés. « Elle faisait tout pour que les salariés aient peur d’elle », ajoute un employé. Beaucoup décrivent les hurlements dans les bureaux, les insultes, les managers qui sortent en pleurs… « Tout dialogue était impossible avec elle. La directrice était obnubilée par les chiffres et pouvait reprocher à certains directeurs d’agence d’avoir un management trop humain. »

Tout le monde savait

À mesure que les langues se délient, il apparaît que ces pratiques ne trouvent pas seulement leur origine dans les dérives de cette cadre et de son équipe. « Ça part de la direction, qui met la pression sur les managers, qui la répercutent sur les collaborateurs. Les couleurs dans les tableaux, les réunions tout le temps, des messages sur Skype pour savoir où on en est… c’est constant. De l’objectif commercial découle tout le reste », conclut un salarié.

« Les formes les plus bénignes de violence ont été intégrées, acceptées par -certains -salariés et se sont maintenues aussi longtemps que le collectif de travail a pu le tolérer, écrivent les experts_. Ceux qui n’ont plus pu le supporter ont fini par démissionner, demander une mutation, partir en arrêt maladie longue durée. »_

Lors d’une réunion exceptionnelle du CSE le 18 mai, un syndicaliste annonce que le centre marseillais a un taux d’arrêts longue durée plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale des CRC de l’entreprise. Et quatre fois supérieur au taux le plus bas. Des chiffres que la direction, représentée, n’a pas contestés mais qu’elle avait pourtant refusé de transmettre aux experts car, prétend-elle, cette information – pourtant déterminante pour évaluer la souffrance au travail – n’entrait pas dans le champ de l’enquête.

C’est que, derrière ce management tyrannique imposé au détriment de la santé des employés, les résultats commerciaux sont excellents. Le CRC marseillais est sur la plus haute marche du podium. La direction s’en réjouit, car elle a beaucoup misé sur ce site depuis 2019 et la réorganisation des CRC, dont cinq sur neuf ont été fermés. Celui-ci a été sauvé grâce à « la réputation de son équipe managériale performante », lit-on dans le rapport. Est-ce pour cela qu’aucune sanction n’a été prise à l’encontre de Valérie Deltour ? La banque dément « un quelconque lien entre les résultats commerciaux et ce sujet ». Pourtant, la mobilité interne initiale de Mme Deltour a été revue au profit d’une exfiltration via une rupture conventionnelle, pratique rare chez LCL, actée fin avril. Une forme d’indulgence, selon plusieurs syndicats, qui traduirait tout à fait le traitement réservé à ces méthodes au plus haut niveau de l’entreprise.

« Tout le monde savait, tout le monde laissait faire, déplore un élu du Syndicat national des banques – pourtant loin d’être le plus agressif envers la direction – lors d’une réunion du CSE. Il y a une faute grave de la part de la direction de LCL dans les mesures de -prévention. Une faute grave de tous les acteurs. »

Le centre marseillais a un taux d’arrêts longue durée plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale.

Les experts ont effectivement constaté une sous-évaluation systémique des risques psychosociaux et « une absence de prise en compte par la ligne managériale des premières alertes ». Un jugement partagé par l’inspection du travail de Marseille dans un courrier du 26 avril : « Des facteurs liés aux risques psychosociaux ont été portés à votre connaissance sons être réellement pris en considération ». Laquelleconclut : « Nos services seront particulièrement vigilants aux actions à venir. » Si, à Marseille, c’est un conflit ouvert entre la directrice et son adjoint qui a fait exploser ce système maltraitant enkysté depuis des années, l’ensemble de la culture managériale de LCL est remis en question. Car ces problématiques se retrouvent dans d’autres services, dans d’autres territoires. Parfois jusqu’au drame.

Manque de prévention

En Auvergne-Rhône-Alpes, le 6 mars 2021, Édouard D., 59 ans, directeur de la banque privée régionale, a mis fin à ses jours à la suite d’un burn-out. Fidèle parmi les fidèles, ce cadre supérieur était salarié de LCL depuis 1988. En 2017, il prend fièrement la tête de l’un des « graals » de l’entreprise : la « banque privée », celle des clients les plus fortunés. Édouard D. gère ainsi 80 collaborateurs, 20 000 clients et leurs 3,8 milliards d’euros d’actifs. Fin 2019, amaigri, il fait une crise d’aphasie passagère en pleine réunion, qui alerte sur son état de santé.

Bien qu’Édouard D. travaille quatorze heures par jour, les résultats sont en baisse et de nombreuses démissions et arrêts longs perturbent la clientèle et l’atteinte des objectifs. En décembre 2020, en réunion avec le responsable des ressources humaines, celui que ses collègues appelaient -« l’Insubmersible » s’effondre. Hospitalisé plusieurs semaines, il met fin à ses jours sans jamais être revenu au travail.

En interne, la communication de la direction est minimaliste. Après un message initial de la direction, il n’a plus été fait aucune mention de ce drame. La « ligne métier » n’a pas diffusé de message de soutien ni de condoléances. Un « non-dit qui n’a pas facilité le travail de deuil », jugent les experts dans l’enquête paritaire qui a suivi le décès d’Édouard D. L’entreprise a même tenté de contester sa responsabilité devant la caisse primaire d’assurance maladie. En vain : l’accident du travail a été reconnu. Depuis, semble-t-il, rien n’a changé.

Là encore, l’enquête pointe les mêmes problèmes : des objectifs inatteignables, l’«augmentation des exigences », de nouveaux services imposés à ses salariés sans formation, une pression constante. À ces objectifs commerciaux s’ajoute l’évaluation de la qualité client, comptabilisée notamment par le taux de décrochés téléphoniques – notés et suivis quotidiennement. « La sous-évaluation de la charge de travail est considérable », alertent les experts. « La banque attend une perfection inatteignable sur la totalité des critères et un ensemble de responsables intervient chacun à son niveau pour pousser vers cette perfection, tant dans la ligne métier que dans la ligne hiérarchique », conclut le rapport.

Les experts avaient par ailleurs alerté sur une utilisation erronée du document unique d’évaluation des risques (DUER), qualifié d’« irréaliste » : les notations sont « bonnes » sur des thématiques où tout le monde est d’accord pour dire que ça ne va pas. De même pour le programme annuel de prévention des risques professionnels et d’amélioration des conditions de travail (Papricat) : « Nous relevons une quasi-absence de mesures de prévention primaire, qui sont pourtant les plus efficaces », s’étonnent les experts. « L’entreprise répond à ses obligations formelles de rédiger les documents prévus dans le code du travail », mais « elle n’en fait pas un outil de pilotage ». Un ripolinage de façade qui ne règle pas les problèmes de fond.

La banque défend pourtant son bilan : « La plupart des sujets soulevés avaient déjà fait l’objet d’une mise en œuvre adéquate et ceux nécessitant une action plus longue sont tous en cours de mise en place. Il existe au sens de LCL, depuis des années, un large système de prévention des risques psycho-sociaux composé de leviers différents : référents RPS, numéro vert coaching, accompagnement lors de situations difficiles, enquêtes RH menées lors d’alerte, nous liste la banque dans un mail. Les DUER et les Papricat ont été partagés en 2022 avec les CSE locaux et la médecine du travail. »

Moins d’un an après le suicide d’Édouard D., dès janvier 2022, un médecin du travail tire de nouveau le signal d’alarme en région Auvergne-Rhône-Alpes. Dans un énième courrier transmis à la direction régionale en mars 2022, et que Politis s’est procuré, le praticien s’alarme des inaptitudes qu’il a dû poser, des « situations anormales et qui peuvent devenir graves ». Il décrit « un climat managérial tendu », des « plaintes régulières de salariés qui veulent rester anonymes » par « peur des représailles » et « un climat autoritaire qui s’est mis en place », menaçant de prévenir l’inspection du travail au regard du manque de réaction. « Comprenez bien que je suis inquiet pour votre entreprise », conclut-il. Le CSE Auvergne-Rhône-Alpes vient de voter le déclenchement d’un audit sur les risques psychosociaux dans la région.

Même chose du côté de Toulouse. En mars, à la suite d’une alerte écrite d’une salariée au bord du burn-out, le CSE du Grand Sud-Ouest déclenche l’alerte et vote, lui aussi, le lancement d’une enquête sur les risques psycho-sociaux. Ses conclusions seront connues fin juin. Un énième rapport concernant un autre lieu, un autre service, mais relevant des pratiques comparables.

« Tout le système est délirant, accuse une syndicaliste locale. Ça vient d’en haut, c’est systémique et ça date de l’arrivée de Michel Mathieu à la direction générale de l’entreprise.» En 2016, ce pur produit du Crédit agricole avait pris les rênes de LCL avec la mission de redresser la barre. Mais à quel prix ?

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