« Le Corps de l’âme », de Ludmila Oulitskaïa : Métaphysique des liens humains

Dans _Le Corps de l’âme,_ Ludmila Oulitskaïa explore les relations quasi surnaturelles qui se tissent entre les êtres lorsque survient une disparition.

Lucas Sarafian  • 20 juillet 2022 abonné·es
« Le Corps de l’âme », de Ludmila Oulitskaïa : Métaphysique des liens humains
© JOËL SAGET / AFP

Un paradoxe. Toute l’œuvre de Ludmila Oulitskaïa est traversée par le thème de la guerre. Mais, alors que l’invasion de l’Ukraine par les forces russes s’est produite à trois heures de vol de Paris le 24 février, le dix-neuvième livre (écrit antérieurement, bien sûr) de cette voix engagée contre Vladimir Poutine élude la question. Ou plutôt, jamais l’un de ses écrits n’avait touché d’aussi près et de façon aussi juste ce que sème la guerre : la mort, et ce du point de vue des (sur)vivants. Mais elle l’aborde ici d’un point de vue plus universel.

Dans Le Corps de l’âme, une série de personnages se succèdent dans deux poèmes et onze nouvelles, denses par leur brièveté et leur puissance. L’autrice raconte l’effroi de cette solitude inattendue causée par la perte d’un proche, la violence de cette fracture qui sépare deux êtres reliés par l’amour – peu importe sa nature. Celle qui oblige à regarder ce qui reste et à continuer à vivre lorsque l’on croit pourtant qu’il n’y a «plus rien au monde hormis cette douleur ».

Ludmila Oulitskaïa imagine une forme de prolongement à la réflexion philosophique engagée par Henri Bergson dans L’Âme et le corps, qui démontrait que le corps est un prolongement physique de l’esprit. Tordant ainsi le cou au dualisme entre la matière et l’esprit qui, au début du XXe siècle, régnait encore dans la pensée occidentale. Tout au long de ce recueil, l’autrice pose plus exactement cette question : que devient-on lorsqu’une petite partie de son âme, celle qui était dédiée à l’autre, disparaît ?

Comment vit-on le deuil de sa compagne, à qui l’on a tout donné ? Ou quand on se retrouve à nouveau seul alors qu’on vient tout juste de s’autoriser à aimer ? Ou quand une mère perd un fils ? Autant de situations que vivent les femmes mises en scène dans ce recueil. Des femmes dont l’autrice dresse l’éloge dans un poème inaugural : « ces dévergondées, ces charmeuses, ces menteuses, ces femmes magnifiques, superstitieuses et fidèles, ces femmes follement intelligentes et ces gourdes irrécupérables ». Des femmes ordinaires, toutes différentes mais, au fond, toutes aussi courageuses.

Ainsi Alice, qui, obsédée par l’idée de pouvoir choisir sa mort quand elle le voudra, tombe amoureuse du médecin enclin à lui prescrire le médicament-poison. Mais celui-ci meurt subitement dans un accident et Alice ressent la nécessité de s’occuper de la petite-fille de cet homme. Signe, chez elle, de l’humanité retrouvée. Il y a aussi Moussia, qui a consacré toute sa vie à Zarifa, sa compagne. Un amour lesbien rejeté par sa famille. Malade depuis trois mois, l’être qui représentait tout pour elle décède. Moussia se retrouve seule. Ou encore Lilia, qui accouche sans être accompagnée par son mari, un Kurde détenu en Turquie pour avoir voulu assister aux obsèques de son père.

Dans une langue traversée par l’humour – l’effritement d’un couple est décrit comme une «déconfiture partagée » – et l’incongru – lorsque les services de police inscrivent le nom d’une femme décédée sur « la liste des personnes disparues » qu’on «ne recherche pas particulièrement » –, Ludmila Oulitskaïa prouve qu’elle n’a rien perdu de son sens poétique dans ces nouvelles aux allures de contes. Les histoires s’éloignent du réalisme, la notion du temps parfois s’évapore, les métaphores se multiplient ou le mysticisme s’installe. Comme dans « Ava », nouvelle dont le titre est le nom d’un chien en peluche qui se transmet à tous les enfants d’une famille de génération en génération, jusqu’à ce qu’il brûle dans un incendie domestique. Six mois plus tard, l’un des yeux bleus du petit dernier devient soudainement marron, ce qui rappelle à la mère qu’Ava avait les yeux vairons. Comme une preuve de l’existence de ce lien inébranlable entre les âmes, même si l’on croit qu’une disparition l’a détruit à tout jamais.

Le Corps de l’âme, Ludmila Oulitskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 208 pages, 18,50 euros.

Littérature
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