Les diplômés des grandes écoles se rebiffent

Appels à « déserter », à amorcer un « virage radical »… Les cérémonies de remise des diplômes sont devenues des tribunes politiques investies par les étudiants.

Pauline Gensel  • 20 juillet 2022 abonné·es
Les diplômés des grandes écoles se rebiffent
À la cérémonie de remise des diplômes de l’école Polytechnique, en 2017.
© Jérémy Barande

À l’époque, c’est déjà un buzz. Nous sommes le 30 novembre 2018. Futurs diplômés, parents, familles, anciens élèves, professeurs, institutionnels et industriels sont réunis pour la cérémonie de remise des diplômes de l’École centrale de Nantes. Parmi les tout juste diplômés, Clément Choisne, 24 ans. Lunettes rondes, nœud papillon et moustache chevron, le jeune ingénieur fait face à l’auditoire. « Comme bon nombre de mes camarades, alors que la situation climatique et les inégalités de notre société ne cessent de s’aggraver, que le Giec pleure et que les êtres se meurent, je suis perdu. Incapable de me reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation. »

Clément Choisne invite les ingénieurs à retrouver « l’éthique », « pour ne pas perpétuer les erreurs du passé et du sacro-saint progrès qui devrait et pourrait toujours nous sauver ». Il rappelle que les ingénieurs sont « les géniteurs de l’obsolescence programmée ». Et met en cause une école « à la traîne », qui tisse des partenariats avec « de grands groupes industriels à fort impact carbone », qui n’a aucun mal à amputer le budget du bureau du développement durable, mais qui peine à intégrer les termes de « sobriété » et de « décroissance » dans ses programmes. « Je m’interroge sur le monde et le système que nous soutenons. Je doute et je m’écarte. »

Effervescence

Depuis, les discours de jeunes diplômés de grandes écoles appelant à un sursaut écologique face à l’urgence climatique se sont multipliés. À Polytechnique, cette fois dans l’Essonne, durant la cérémonie des 24 et 25 juin derniers, plusieurs diplômés ont invité étudiants et anciens à « amorcer un virage radical », à « sortir des sentiers battus » et à « construire un avenir différent de celui qui semble tout tracé aujourd’hui ». « Il est urgent de sortir des rails sur lesquels nous installent insidieusement notre diplôme et notre réseau […]. Car tenter de résoudre à la marge des problèmes sans jamais remettre en cause les postulats mêmes du système dans lequel nous vivons ne suffira pas. »

« Il est urgent de sortir des rails sur lesquels nous installe insidieusement notre diplôme. »

Deux semaines plus tôt, à Toulouse, les étudiants de l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse (Ensat) se sont eux aussi soulevés contre l’idée qu’un ingénieur puisse « changer les choses de l’intérieur au sein d’une entreprise ultralibérale dont l’unique boussole […] est la recherche du profit […]. Nous refusons d’accepter un emploi accommodant par ses avantages, en nous rassurant sur le fait que les pratiques de cette entreprise sont bien meilleures qu’il y a dix ans ». Ils invitent à « avoir le courage de marcher là où il n’y a pas de chemin », à chercher, à questionner et à ne jamais cesser de prendre du recul.

Les ingénieurs ne sont pas les seuls à transformer leurs cérémonies de remise de diplômes en tribunes politiques. Le 9 juin, à l’école des Hautes Études commerciales (HEC), incarnation du pouvoir et du capitalisme actuel, Anne-Fleur Goll raconte le malaise qu’elle a ressenti lorsqu’elle a réalisé que les métiers vers lesquels menaient ses études étaient « les principales causes de [l’]effondrement environnemental ». Elle interroge ses camarades et les futures promotions : « Nous avons, dans ces décennies de vie professionnelle, l’opportunité de marquer l’histoire […]. Quel rouage serez-vous ? »

À Sciences Po aussi, Marine Le Gloan, diplômée de la première promotion du master « Governing Ecological Transitions in European Cities », appelle à construire « une société vivable et joyeuse » et à se mettre « au service du bien commun ». Elle rappelle que son master n’est pas une finalité, mais « le début d’un travail majeur pour intégrer de façon systématique et transversale les enjeux de la crise climatique dans toutes les formations de Sciences Po et d’ailleurs ».

Radicalité

Coup d’accélérateur de ces prises de position en 2022 : le discours de huit étudiants d’AgroParisTech, le 30 avril, qui appellent à « déserter » des emplois « destructeurs » lors de leur cérémonie de remise de diplômes. « Nous refusons de servir ce système et nous avons décidé de chercher d’autres voies », de l’installation en apiculture à l’engagement contre l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure en passant par l’agriculture collective ou encore le militantisme auprès du mouvement des Soulèvements de la Terre. Ils lancent le mot d’ordre : « Vous pouvez bifurquer maintenant. »

Refuser une destinée sociale, se détourner des secteurs d’activité pour lesquels ils sont formés… La bifurcation chez les diplômés de haut niveau n’est pas un phénomène nouveau. Mais les champs d’investissement de ces bifurcations ont changé. Alors que, dans les années 1960 et 1970, une infime minorité se tournait vers des activités artistiques ou s’engageait dans des partis politiques, la bifurcation s’effectue aujourd’hui dans le choix de l’activité professionnelle.

Monique Dagnaud, sociologue au CNRS et coautrice, avec Jean-Laurent Cassely, de Génération surdiplômée. Les 20 % qui transforment la France (éditions Odile Jacob, 2021), distingue trois secteurs vers lesquels s’orientent ces « bifurqueurs » : l’artisanat, l’agriculture et le « care professionnel » via la formation et le conseil pour mieux vivre ou mieux travailler. « Les très diplômés ne s’engagent plus du tout directement dans des partis politiques, ils s’orientent vers le “produire autrement” et tendent à l’exemplarité, explorant de nouvelles façons de vivre », note la sociologue. Et le phénomène est en plein essor. « Aujourd’hui, le climat culturel est propice à l’aspiration à la bifurcation. Ce qui ne veut pas dire que ces diplômés des grandes écoles le font pour autant : beaucoup y aspirent, mais très peu sautent véritablement le pas. »

Un contexte marqué par des catastrophes climatiques de plus en plus nombreuses, une crise sanitaire qui a pu remuer les consciences et une inaction gouvernementale criante. « La jeunesse, en particulier la jeunesse diplômée, est porteuse d’une demande de radicalité, constate Monique Dagnaud. Ce qui se traduit par exemple dans la volonté de marquer son désaccord, sa révolte par rapport à l’enseignement reçu dans sa formation. »

Rationalité

Parce que le débat sur l’écologie est bien souvent réservé aux experts, qu’ils soient physiciens, géologues, géographes ou encore météorologues, les jeunes qui se sont orientés vers des études scientifiques peuvent se sentir plus concernés que d’autres. C’est précisément le cas pour les ingénieurs, qu’étudie le doctorant en sociologie Antoine Bouzin dans ses travaux sur le militantisme écologique des ingénieurs en France. Parmi les sources fréquemment citées par ces jeunes : le Giec et des figures scientifiques telles que Jean-Marc Jancovici. « Parce que ces acteurs, qu’ils soient collectifs ou individuels, possèdent une mise en langage scientifique et technique, qu’ils mêlent des données issues des sciences avec des éléments qui relèvent du monde social et politique, ils sont pleinement intelligibles pour ces jeunes diplômés et contribuent à leur engagement pour la défense de la cause écologique. »

Face à l’idée que le changement peut provenir de l’intérieur, de jeunes diplômés disent « non ».

Pourtant, l’engagement politique se situe à l’opposé des valeurs et des champs d’action de la communauté scientifique. En 2016, une étude de l’IESF, la fédération des ingénieurs et scientifiques de France, relevait que seuls 2,4 % des 55 000 ingénieurs interrogés étaient engagés politiquement. « Ayant été formés avec une définition des sciences qui tourne autour de la neutralité, de l’objectivité et de la rationalité, les ingénieurs ont pour habitude de prendre leurs distances avec le monde social et politique, chargé d’affect, de décisions et de raisonnements erronés, explique Antoine Bouzin. Mais aujourd’hui, de plus en plus d’ingénieurs mobilisent, dans leur mise en langage de la cause écologique, des termes et des interprétations politiques. »

Un engagement qui passe bien souvent par la sensibilisation, avec l’idée de vulgariser les connaissances scientifiques pour les rendre compréhensibles de tous. Mais, désormais, bon nombre d’ingénieurs constatent que cela ne suffit pas. Alors que les scientifiques alertent depuis des années sur le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité ou encore les catastrophes écologiques en pagaille, aucune véritable décision politique ou économique n’est prise et la situation ne fait que s’aggraver. « Les ingénieurs, qui se fondent sur des faits qu’ils analysent, font un constat purement rationnel : les résultats ne sont pas là. Ce qui veut dire que la méthode n’est pas bonne. Conclusion : il faut agir différemment, trouver d’autres formes d’action. Parmi lesquelles l’investissement du champ politique », poursuit Antoine Bouzin.

Face à l’idée que le changement peut provenir de l’intérieur, qu’il faudrait travailler au sein même des entreprises qui contribuent le plus au dérèglement climatique pour les transformer en profondeur, de jeunes diplômés disent « non ». Non, ce n’est pas efficace ; non, rien ne change. Mathilde François, diplômée de l’Ensat en 2019, qui travaille aujourd’hui pour Partie prenante, une agence de conseils en coopération territoriale, se souvient d’une métaphore qui lui a sans cesse été rabâchée : il faut monter dans l’avion pour le détourner. « Je trouve que c’est une image très violente. Parce que les personnes qui ont détourné des avions, elles se sont souvent suicidées pour le faire. Et, pour moi, la métaphore se file. Parce que tu ne peux pas être seul pour transformer un système. »

Communication

Alors les huit étudiants d’AgroParisTech ont apporté leur solution : déserter. Un mot d’ordre fort qui a produit beaucoup de bruit : la vidéo de leur discours a rassemblé près d’un million de vues sur YouTube, celle de la cérémonie complète plus de 14 000. Pour la sociologue Monique Dagnaud, l’ampleur de la médiatisation qui a suivi cet événement tient en grande partie à la maîtrise des réseaux sociaux et des nouveaux outils investis par les étudiants. « Les jeunes diplômés de l’Agro sont très habitués à populariser des causes avec des méthodes de communication de l’image et de dramatisation. Grâce à une communication très efficace et des phrases chocs, ils ont su faire porter leur discours. »

Présidente du conseil d’administration d’AgroParisTech Alumni, l’association des diplômés de cette école, Anne Gouyon considère quant à elle que les étudiants ont su jouer sur la corde sensible. « C’est comme s’ils incarnaient des questions, des émotions, un mélange de peur, de colère, de frustrations latentes chez tout le monde. Leur discours a résonné chez beaucoup de personnes, circulant très vite en dehors des milieux de l’agronomie. »

Toutefois, pour Mathilde François, cela va plus loin. « Ce qui a fait du bruit, c’est le refus de “parvenir”. Et là, c’est la panique. Parce que l’ordre établi est chamboulé. En refusant, par éthique, leurs privilèges et une culture de la méritocratie illusoire, en refusant l’allégeance à leur école et à un système, les Agro ont fait sauter une espèce de caste. Ça menace tout le reste. » Elle revient sur la lettre ouverte écrite par le président des chambres d’agriculture, Sébastien Windsor, aux étudiants d’AgroParisTech. « Il considère que les jeunes ne veulent pas relever les défis. C’est hallucinant ! Si vous considérez qu’ils sont bien formés, et qu’eux diagnostiquent qu’ils n’ont pas suffisamment de moyens pour affronter l’urgence climatique en travaillant là où ils l’avaient prévu, peut-être ont-ils raison. Peut-être leur diagnostic est-il à la hauteur de la situation… »

Après ces prises de position lors de leur remise de diplômes, ces jeunes vont s’orienter vers des parcours professionnels divers, qu’ils politiseront ou non. Antoine Bouzin observe d’ores et déjà l’esquisse d’une nouvelle forme d’action collective, qu’il nomme le « cause engineering » : mettre l’ingénierie au service d’une cause. « Cette politisation nouvelle des ingénieurs va reconfigurer les stratégies qu’ils emploient pour mettre leurs savoirs au service de la société. Et je pense que nous ne sommes pour l’instant qu’à l’aube du phénomène. »

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