Pasolini l’hérétique

Le poète, penseur et cinéaste aurait 100 ans cette année. Des publications inédites et la ressortie de plusieurs films permettent de nous interroger sur l’actualité de son œuvre, toujours subversive.

Christophe Kantcheff  • 20 juillet 2022 abonné·es
Pasolini l’hérétique
© Farabola/Leemage/AFP

La même aura céleste qu’Arthur Rimbaud entoure Pier Paolo Pasolini. En point d’orgue d’une œuvre poétique flamboyante, d’une série de films d’une singularité brûlante, sa mort tragique a définitivement scellé le mythe. Une mort aux allures de destin, d’autant que le poète l’avait plusieurs fois évoquée, lui qui pensait que le sens de l’existence s’ancrait dans notre dernier souffle : « Il est donc absolument nécessaire de mourir, écrivait-il dans -L’Expérience hérétique, car tant que nous sommes vivants, nous manquons de sens, et le langage de notre vie […] est intraduisible : un chaos de possibilités, une recherche de relations et de signifiés sans solution de continuité. La mort accomplit un montage fulgurant de notre vie. »

Les circonstances de son assassinat, survenu sur la plage d’Ostie le 2 novembre 1975, restent en partie non élucidées. Dans la nouvelle édition de son excellente biographie, intitulée Pasolini, René de Ceccatty a ajouté un chapitre dressant précisément ce que l’on en sait, entre procès bâclé, revirements de témoignages et faits avérés. Comme l’auteur le souligne (en le regrettant car, à ses yeux, Pasolini relève à juste titre d’une tout autre dimension), ces pages se lisent comme un polar.

Mettre au jour la vérité sur ce meurtre contribue à démythifier l’artiste et ainsi à le rendre plus proche, plus humain. Non pour ternir son éclat. Certains, depuis, s’en sont chargés. Comme, vingt ans après sa mort, Erri De Luca, déclarant – alors qu’il ne tarit plus d’éloges aujourd’hui : « Je n’ai pas réussi à terminer Ragazzi di vita[le premier roman de Pasolini, Les Ragazzi – NDLR] et je n’ai pas retenu un seul vers ou une seule phrase, mutilés de toute musique, réduits à la rédaction d’un procès-verbal d’une tempête d’humeur. » Mais afin de rendre cet éclat moins aveuglant. Écarter le mythe, c’est entrer dans l’œuvre de cet artiste penseur, « poète civil », comme Moravia le désignait, marxiste et mystique, sans crainte ni a priori. Une œuvre multiforme, aussi bien poétique, romanesque, cinématographique, critique et d’intervention politique, ayant une cohérence forte. Encore bien vivante, elle nous est nécessaire parce qu’elle aide à regarder la réalité en face, à ne pas céder au moralisme ni au dogmatisme, à penser contre nous-mêmes, à ne rien simplifier. Et à dégager Pasolini de ceux qui tentent de le récupérer. Dans cette entreprise, les réactionnaires étaient les plus bruyants ces derniers temps.

Il nous aide à penser contre nous-mêmes.

Tout n’est pas encore traduit de son œuvre écrite, mais le centenaire de sa naissance, que l’on célèbre cette année, n’offre pas d’inédits majeurs (en reste-t-il ?). Néanmoins, à côté de la ressortie cet été de plusieurs de ses films, quelques ouvrages offrent à lire des textes nouvellement traduits qui permettent d’enrichir notre savoir sur Pier Paolo Pasolini et ainsi de mieux approcher encore sa personnalité et son œuvre, intimement mêlées.

Au long d’une existence jalonnée de scandales – son homosexualité et l’anticonformisme de son œuvre lui ont valu pas moins de 33 procédures judiciaires, de 1949 jusqu’à sa disparition –, le poète a pu compter sur des soutiens et des amitiés solides. Certains sont célèbres – Alberto Moravia, Elsa Morante, Laura Betti – ou ont laissé un nom, comme Giorgio Bassani, l’auteur du Jardin des Finzi-Contini, qui a ouvert les portes du cinéma à Pasolini. Ou Nico Naldini, le cousin du poète, auteur d’une biographie non traduite en français, Pasolini, una vita. On connaît moins en revanche Biagio Marin, poète ayant toujours vécu sur l’île de Grado, située non loin de Trieste, dans le Frioul. L’Éclat publie Biagio Marin et Pier Paolo Pasolini. Une amitié poétique, un livre dont le travail d’édition est à saluer. Il réunit les écrits sur Biagio Marin de Pasolini, une anthologie des poèmes du premier réalisée par le second, Solitude, ainsi que Le Craquement du corps fracassé, des litanies écrites par Marin au lendemain de la mort de son ami, de trente ans son cadet.

L’usage du dialecte a été un élément essentiel qui a rapproché les deux hommes. Biagio Marin écrit en graisan, en vigueur exclusivement sur l’île de Grado – « île linguistique », note Pasolini. Un dialecte considéré comme fruste. Or c’est notamment pour cette raison que Pasolini a écrit ses premiers poèmes en frioulan (plus précisément dans celui du village de Carsarsa, où il a vécu entre 1942 et 1950), parce qu’il était « simple et non encore normé », précise René de Ceccatty.

Pour Pasolini, le choix du dialecte est d’ordre philosophico–esthétique, dans la mesure où il y puise l’essence d’une poésie prélinguistique. Il a aussi un sens politique. Dans un premier temps, c’est une façon de s’opposer au fascisme, qui interdit l’usage des langues régionales. Après guerre, l’intérêt de Pasolini pour les dialectes ne faiblit pas. On sait qu’une fois installé à Rome, le poète est fasciné par le sous-prolétariat, dont il introduira les expressions et les attitudes dans la littérature via Les Ragazzi et son roman suivant, Une vie violente, mais aussi au cinéma, avec son premier film, une œuvre capitale, Accattone, puis Mamma Roma.

Voici ce que Pasolini, deux semaines avant sa mort, déclarait lors d’une rencontre à la bibliothèque du lycée Palmieri de Lecce, repris dans La Langue vulgaire : « Le vrai problème d’aujourd’hui n’est pas tant le fait qu’il y a un pluralisme linguistique et culturel ; le vrai problème […] est que ce pluralisme […] est en passe d’être détruit et nivelé par le génocide dont parle Marx et qui est perpétré par la société de consommation, avec son grand instrument de diffusion qu’est la télévision, et ces derniers temps l’école également. »

Cette réflexion (développée en particulier dans Écrits corsaires et Lettres luthériennes), qu’il a aussi exprimée en constatant que les pauvres ont été défaits de ce qui les constituait pour incliner vers l’état de petits-bourgeois, est à la base de nombre de ses prises de position (y compris les plus paradoxales d’entre elles, comme son opposition à l’avortement). Mais aussi de son « tournant » cinématographique, quand il est allé chercher plus loin, dans des légendes, des mythes ou en Afrique, une forme d’innocence (et non de candeur) archaïque (L’Évangile selon saint Matthieu, Œdipe roi, Carnet de notes pour une Orestie africaine, Médée…) Ou encore quand il a métaphoriquement mis en scène la violence inouïe du « nouveau fascisme », à ses yeux plus destructeur que le précédent, qu’il vouait pourtant aux gémonies (Salò ou les 120 journées de Sodome, de même que son grand roman inachevé, Pétrole).

On retrouve cette préoccupation majeure au cœur de ses critiques littéraires réunies en un volume, Descriptions de descriptions, chez Rivages dans les années 1980, aujourd’hui enrichies de chroniques inédites en français par les éditions Manifeste !. Le poète à la voix douce savait aussi bien manier le fer que distinguer les qualités d’une œuvre. Au fil de longs articles qui paraissaient dans le quotidien Il Tempo, se manifeste sa volonté d’argumenter et d’assumer une mission qu’il se reconnaissait : celle de pédagogue. Là encore, sa démarche était politique, énoncée ainsi dans un article consacré au Bref Été de l’anarchie, d’Hans Magnus Enzensberger : « Durruti a éprouvé un grand respect à l’égard de la culture : qui est une conquête pour les pauvres qui ne sombrent donc jamais dans la violence sadique exercée contre elle par les petits-bourgeois qui l’ont eue par privilège. » À méditer, à droite comme à gauche, ainsi que l’œuvre entière et toujours subversive de Pier Paolo Pasolini.

Pasolini, René de Ceccatty, Folio, 311 pages, 9,80 euros.

Biagio Marin et Pier Paolo Pasolini. Une amitié poétique, édition préparée par Laurent Feneyrou et Michel Valensi, L’Éclat, 287 pages, 20 euros.

Descriptions de descriptions, Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italien par René de Ceccatty, Manifeste !, 441 pages, 23 euros.

À lire également : Pasolini par Pasolini, entretiens avec Jon Halliday, préface de Nico Naldini, traduit de l’anglais et de l’italien, annoté et postfacé par René de Ceccatty, Seuil, 240 pages, 32 euros.

Sont ressortis sur les écrans Salò ou les 120 journées de Sodome (le 1er juin), Accattone et Mamma Roma (le 6 juillet), La Ricotta, Enquête sur la sexualité, L’Évangile selon saint Matthieu, Des oiseaux petits et gros, Œdipe roi et Médée (le 20 juillet).

Culture
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