« Le Ruban blanc » de M. Haneke ; « À l’origine » de X. Giannoli ; « Sombras » de O. Canals

Christophe Kantcheff  • 22 mai 2009
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Ça se gâte côté compétition. Deux films, successivement, me voient accablé au sortir de leur projection. Le premier est un pensum, le second un accident industriel. Le pensum : le Ruban blanc de Michael Haneke. Une chronique villageoise dans le nord de l’Allemagne à la veille de la Première guerre mondiale. Tout dans la forme du film est purement démonstratif : le noir et blanc grisâtre pour insister sur la tristesse, le sentiment de culpabilité généralisé ; l’atonie de la mise en scène pour montrer qu’on est bien là en terre austère. Un film sérieux comme un pape sur le rigorisme protestant et sur les perversions qui en découlent.

Illustration - « Le Ruban blanc » de M. Haneke ; « À l'origine » de X. Giannoli ; « Sombras » de O. Canals

On sent que le Ruban blanc se veut à la hauteur de la littérature de langue allemande qui a représenté cette époque sonnant le glas d’un monde – Thomas Mann, Hermann Broch, Heimito von Doderer… Mais ces grandes œuvres le faisaient avec une ironie tragique, ici, totalement absente. On songe aussi à Bergman, mais sans la folie, sans la brûlure du point de non-retour. Certes, le Ruban blanc ne manque pas d’ambition. Mais à l’ambition, Michael Haneke a ajouté la prétention. Sur 2h25, c’est un peu pesant…

Je passerai plus vite encore sur l’accident industriel : À l’origine , de Xavier Giannoli, produit par le groupe Europacorp de Luc Besson. Un film aux résonances prétendument sociales sur un escroc touché par la misère des vrais gens. C’est y pas beau ? Un film dont l’esthétique rappelle celle des clips Manpower. Sur 2h30 ! Le seul, depuis le début du festival, dont je me dis qu’il n’a rien à faire ici. Quand on demande au personnage joué par François Cluzet (aussi expressif qu’un Johnny Hallyday qui serait atteint d’une paralysie faciale) où va l’autoroute qu’il a construite, il répond : « Nulle part » . Belle métaphore.

Si la compétition a un coup de mou , l’Acid, elle, continue à proposer des films marquants. Après la Fille la plus heureuse du monde , du roumain Radu Jude, hier, c’est au tour aujourd’hui de Sombras (les Ombres) , d’Oriol Canals. Un documentaire sur les migrants d’Afrique noire qui survivent comme ils peuvent dans une petite ville de l’Espagne. Un film de plus sur des sans-papiers ? Certes non.

Illustration - « Le Ruban blanc » de M. Haneke ; « À l'origine » de X. Giannoli ; « Sombras » de O. Canals

Filmer des « ombres » , c’est d’abord filmer des êtres qui ne sont pas vus par les habitants légitimes, par ceux qui ne se demandent pas pourquoi ils sont là où ils sont. C’est-à-dire les Espagnols. Les Blancs. Oriol Canals montre en plans larges comment les Blancs, dans leur immense majorité, cohabitent à côté d’ « ombres » sans avoir un regard pour elles. Sans que celles-ci rentrent dans leur champ de vision. Les « ombres » sont contenues dès lors dans la périphérie de l’image, ou à l’arrière-plan, dans le décor. Ces hommes ne gâchent pas la vue des amoureux qui prennent un verre à une terrasse de café puisqu’ils sont transparents. Ils restent assis pendant des heures, comme pétrifiés, tandis qu’à côté d’eux la vie exulte dans le corps d’enfants blancs exubérants qui vont et viennent sur leurs balançoires.

Depuis qu’elles ont mis le pied en Espagne, les « ombres » sont dénuées d’existence. Ce sont des hommes désœuvrés, des morts-vivants. Mais ce qui fait de Sombras un film particulièrement précieux, c’est qu’il confronte ce vide de leur vie sociale au trop-plein de leur vie intérieure. Certains de ces sans-papiers ont en effet accepté de parler à visage découvert. Ils le font dans une petite pièce que le réalisateur a dédiée spécialement à cela, nue, avec un fond blanc, la caméra posée frontalement devant le visage de celui qui s’exprime.

Là, chacun s’adresse à sa famille restée au village et raconte toutes les épreuves traversées, la mort plusieurs fois côtoyée. Ils soulagent ainsi par la parole leur honte de ne pas être à la hauteur des illusions que les Africains se font sur la société européenne. « Il vaut mieux mourir ici que de rentrer les mains vides » , dit l’un. Parce que l’incompréhension de ceux qui attendent le retour d’un nabab et non celui d’un pauvre type se transforme en mouvement d’exclusion. Ces hommes sortent également de l’ombre ce qui normalement ne peut être montré : les modalités du trafic de passeports auquel ils sont soumis. Pour ce faire, ils endossent le rôle de ceux qui les exploitent et reconstituent, par le moyen de la fiction, des scènes de « négociations » impitoyables.

Autant qu’un enjeu politique, la visibilité est une affaire de cinéma. Sombras , par son projet et sa forme mêmes, en est la preuve incontestable.

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