« Un Prophète » de Jacques Audiard ; « L’Armée du crime » de Robert Guédiguian

Christophe Kantcheff  • 17 mai 2009
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Envie de rapprocher les films de deux cinéastes français, pour différentes raisons, la principale étant qu’ils sont incontestablement deux cinéastes importants, qui élaborent une œuvre à la fois singulière, stimulante et vouée à un public large : ce sont Un Prophète de Jacques Audiard, en compétition officielle, et l’Armée du crime de Robert Guédiguian, absurdement hors compétition.

En scénariste hors pair, Jacques Audiard aime à tracer le parcours de personnages qui se transforment radicalement, qui ne sont plus, à la fin du film, ce qu’ils étaient au début. Après De battre mon cœur s’est arrêté (2005), Un Prophète met en scène Malik (Tahar Rahim), qui entre en prison alors qu’il vient de nulle part, et qui en ressortira, quelques années plus tard, avec « une histoire » et « une identité dans sa communauté » , pour reprendre les mots utilisés par le cinéaste lors de sa conférence de presse. Mais en réalisateur hors pair qu’il est aussi devenu, Jacques Audiard ne se répète pas, invente un nouveau film, renouvelle sa manière. Il instille avec brio des scènes fantasmatiques ou fantastiques au sein d’un réalisme intègre. Le cinéaste revendique d’avoir réalisé un film de genre. Si les Américains y excellent, il n’a ici rien à leur envier.

Illustration - « Un Prophète » de Jacques Audiard ; « L'Armée du crime » de Robert Guédiguian

Dans l’environnement de tension permanente et d’affrontements de clans qu’est la prison (l’action du film s’y déroule quasi intégralement), Un Prophète décrit comment Malik va conquérir son autonomie et même établir son pouvoir, alors qu’il a été contraint, pour survivre, de se mettre sous la protection du parrain corse de la prison, César, interprété par un très convaincant Niels Arestrup.

Le film est riche en thématiques, notamment sur la question des relations dominants-dominés. Mais ce qui m’a passionné le plus, c’est la manière dont le cinéaste construit son personnage en héros. Alors que ses actes relèvent de la pure violence, c’est par son intelligence instinctive et raisonnée, son courage, son endurance, c’est-à-dire par des valeurs positives, que Malik va changer peu à peu les rapports de force en sa faveur. En outre, le cynisme lui est étranger, il a une conscience, et est continûment en proie à un sentiment de culpabilité à cause d’un meurtre qu’il a dû commettre peu après son incarcération. Bref, et même si je n’aime pas ce mot, il y a une grande puissance « humaniste » chez ce personnage, qui n’a eu que la malchance de se trouver dès le départ du mauvais côté. Car ce n’est pas par soif de pouvoir que Malik renverse sa situation, mais par soif de liberté, nécessité de se désaliéner. Autant dire qu’il pourrait (presque) être montré en exemple.

L’héroïsation est aussi un motif travaillé par Robert Guédiguian dans l’Armée du crime , de même que le recours obligé à la violence, mais dans un tout autre contexte. On le sait, l’Armée du crime , inspiré de l’Affiche rouge, évoque les actes de résistance commis par le groupe Manouchian des FTP-MOI (MOI, pour « Main-d’œuvre immigrée ») et son arrestation par la police française, groupe composé d’un Arménien, de Juifs d’Europe centrale, de républicains Espagnols, d’Italiens anti-fascistes, tous très jeunes.

Illustration - « Un Prophète » de Jacques Audiard ; « L'Armée du crime » de Robert Guédiguian

Pas facile de faire un film à la hauteur d’un si grand sujet. Si Robert Guédiguian y parvient, c’est précisément parce qu’il ne le traite pas comme un objet patrimonial et solennel. Tout en refusant les analogies explicites et les raccourcis faciles, et en respectant scrupuleusement le sens de l’histoire et les spécificités de la période de l’Occupation, le cinéaste montre ses personnages – Missak Manouchian (Simon Abkarian) et sa femme (Virginie Ledoyen), Thomas Elek (Grégoire Leprince-Ringuet), Marcel Rayman (Robinson Stévenin), et tous les autres –, avec une familiarité qui nous les rend proches. On les voit chez eux avec leurs parents, dans le quartier de Paris où ils vivent, on éprouve en même temps qu’eux leur indignation, leur colère face aux discriminations et aux crimes perpétrés par les occupants et leurs complices français, et l’inéluctabilité de leur engagement dans la lutte armée. Bref, le temps du film, le spectateur entre en résonance avec l’énergie passionnée de justice fraternelle des personnages, par la grâce d’un cinéaste qui n’aime rien tant que la fluidité et le sentiment d’évidence.

L’Armée du crime a la beauté juvénile des révolutionnaires internationalistes, des idéalistes actifs, de ceux qui croient en un avenir possible et qui se lèvent pour qu’il advienne. « À la vie, à la mort ! » , disait déjà le titre d’un des films de Robert Guédiguian. L’Armée du crime dégage effectivement quelque chose qui relève d’une nécessité vitale.

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