«Cosmopolis» de David Cronenberg ; «Noor» de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti

Christophe Kantcheff  • 26 mai 2012
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«Cosmopolis» de David Cronenberg ; «Noor» de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti

Pour commencer, ces deux petites informations essentielles.

1) Un distributeur a proposé à des journalistes de payer une somme d’argent pour pouvoir interviewer des stars (Brad Pitt, notamment, coûtait 2500 euros les 20 minutes). Toutes les rédactions concernées, notamment canadiennes, ont dit avoir décliné l’offre.

2) Le serment de Tobrouk de Bernard-Henry Lévy est en sélection officielle, hors compétition. Gilles Jacob et Thierry Frémaux auront du mal à soutenir que la sélection de ce documentaire sur l’influence, dont on sait qu’elle est considérable, de M. Lévy dans le monde, et en particulier en Lybie, est due à ses qualités cinématographiques. D’ailleurs, pour la première fois dans l’histoire du festival, la conférence de presse a eu lieu avant la projection du film. On n’est jamais trop prudent.

Illustration - «Cosmopolis» de David Cronenberg ; «Noor» de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti

« Où sont garées les limousines la nuit ? »* , interroge Eric Packer** (Robert Pattinson, sorti de Twillight ), le jeune golden boy de Cosmopolis ? Plus que jamais à Cannes, les films se répondent. Les limousines, la nuit, prennent le chemin d’ Holy Motors , quand le jour, elles traversent le nouveau film de David Cronenberg, aujourd’hui entré en compétition et, simultanément, sorti dans les salles. Cette coïncidence n’en est pas tout à fait une, tant les deux films auscultent les écueils vertigineux sur lesquels échoue notre époque.

Cosmopolis* , le film, retrouve l’atmosphère** implacable et mortifère du roman de Don DeLillo, paru en France en 2003 chez Actes Sud (disponible dans la collection de poche Babel). Il en reprend aussi, non sans fidélité, la profusion des dialogues, entrelacs de propos techno-cyniques ou cruellement lucides, parole folle, proliférante, qui enserre les personnages la délivrant.

Alors que la limousine peine à avancer dans les encombrements de la circulation, Packer, détenteur d’un empire financier malgré son jeune âge, a décidé de traverser la ville pour se faire couper les cheveux. Un acte bénin, synonyme pourtant de descente aux enfers. La ruine ne tient-elle pas à presque rien ? Par exemple, au yuan qui fait des siennes au mauvais moment, et voilà la fortune envolée !

Si le fait est rapide et brutal, le film, lui, a une évolution lente. Une progression suggérée avant tout par la mise en scène, par les qualités plastiques dont Cronenberg, en grand styliste, fait preuve. Au début, filmé en plans serrés, dans le volume confiné de l’intérieur de la limousine, Packer vit, reçoit (une maîtresse, une théoricienne, un médecin…), travaille et baise, dans un environnement froid et hich-tech, bardé d’écrans tactiles à tout faire. Puis l’extérieur devient hostile, des émeutes enflamment New York, le rat devient l’emblème de la révolte sociale. La voiture est attaquée, taguée, défigurée, perdant ainsi sa blancheur pure et luxueuse. Enfin, Packer sort de la limousine alors qu’il est arrivé dans le quartier de son coiffeur : la nuit est tombée, les rues sont sinistres, une faille s’est maintenant ouverte en lui…

Contrairement à d’autres de ses confrères beaucoup moins subtils (par exemple Wall Street, l’argent ne dort jamais d’Oliver Stone), Cronenberg propose ici un geste cinématographique exigeant, qui mêle la réflexion existentielle à une critique politique radicale – le livre de DeLillo était de ce point de vue visionnaire. À travers un personnage a priori intouchable mais de chair et de sang, il trace un destin inéluctable, dont la logique renvoie à celle du capitalisme financier. Son développement est synonyme de destruction. Mais peut-être plus encore d’autodestruction.

Illustration - «Cosmopolis» de David Cronenberg ; «Noor» de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti

Changement d’horizon avec Noor . Je dois avouer que je ne connaissais pas** l’existence des Khusra. Un film de la programmation de l’Acid, Noor , réalisé par Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti, m’en a révélé l’existence. Les Khusra sont au Pakistan une communauté de transgenres, qui regroupe des personnes qui ont changé de sexe ou qui ont un sexe indéterminé ainsi que des hommes à l’allure féminine. Ils sont généralement danseurs, à la manière Bollywood, remplaçant dans cette activité les femmes qui en sont exclues pour raison religieuse.

Noor, le personnage éponyme et quasi unique du film, a récemment quitté la communauté des Khusra pour une raison qu’on n’apprendra qu’à la fin. Il a décidé d’être un homme. Mais son problème va au-delà de l’affirmation de cette identité – même s’il aimerait, grâce à une crème miraculeuse, cesser d’être imberbe et voir moustache et barbe pousser. Il rêve de trouver la femme avec laquelle il pourrait fonder une famille. Désir de normalité, dirait-on en Occident, mais dans sa situation, c’est le désir le plus extravagant qui soit. Soif de bonheur partagé surtout et de sérénité, dont la promesse lui est délivrée par un vieux sage, mi-philosophe mi-baratineur (l’idée de la crème, c’est lui).

L’essentiel du film repose sur Noor, qui interprète son propre rôle ; sur son visage doux, mélancolique et décidé ; sur son côté lunaire que contrebalancent quelques traits fantasques. Mais Noor n’est pas à proprement parlé un portrait documentaire. Le film prend des allures de road movie souvent contemplatif quand Noor se retrouve au volant d’un camion décoré aux couleurs locales, rose, jaune et rouge vifs, et qu’il traverse ainsi le pays, à la recherche d’un rêve, qui survient parfois par surprise. Il y a aussi quelque chose du conte sans pittoresque et du récit d’apprentissage, hors tout volontarisme de la part des réalisateurs, dont on sent surtout la tendresse du regard sur leur personnage. Noor , film attachant, doucement enchanteur, suggère, sans ostentation, ce qu’est « un homme un vrai ».

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