Surveillance : dormez tranquilles braves gens !

Christine Tréguier  • 20 février 2013
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Surveillance : dormez tranquilles braves gens !
Photo : AFP / VANDERLEI ALMEIDA

« Souriez, vous êtes filmés », « soyons attentifs ensemble », « voisins vigilants » sont autant d’expressions désormais familières distillant un poison insidieux. Celui de l’acceptation du contrôle et de la surveillance discrets mais permanents. Celui de la collaboration proactive de tous à la « coproduction » de la sécurité et de la « tranquillité » promises et voulues par les toujours plus nombreux adeptes – politiciens à l’affût de bulletins de vote, flicologues et idéologues de la peur et industriels – de ce bonheur sécuritaire.

C’est cette « novlangue » envahissante et cette fabrique du consentement subreptice que dénonce Jérôme Thorel dans un livre tout frais sorti[^2]. Pour ce journaliste indépendant et militant – avec derrière lui une longue carrière d’empêcheur de surveiller en rond et de défenseur des libertés, c’est l’homme par qui les Big Brother Awards sont arrivés en France il y a douze ans –, la mécanique d’acceptation est bien rodée. Et pour cause, elle a une histoire qui coïncide avec celle du progrès technique et est retracée dans le premier chapitre.

Little brothers

George Orwell a en son temps brillamment démontré, dans son roman de politique-fiction 1984 , à quel point le formatage des cerveaux par la peur, la surveillance et la novlangue permettait de soumettre les individus. Aujourd’hui la réalité, bien que différente, lui donne toujours raison. Le big brother a muté en milliers de little brothers , les médias en général distillent à longueur de journée les raisons d’avoir peur, falsifiant sans vergogne la réalité.

Illustration - Surveillance : dormez tranquilles braves gens !

La télévision est la mère nourricière du fatidique « sentiment d’insécurité », qui fait grimper les courbes de la statistique, mais fait aussi paradoxalement office de Soma (la drogue tranquillisante de 1984 ) pour faire oublier la peur et l’angoisse. Au chapitre II, l’auteur évoque la novlangue, cette LTI 2.0 (langue techno-intrusive), et relève quelques-uns des jeux sémantiques rassurants : la vidéo-tranquillité, la co-veillance, l’application/base de données/répertoire (au lieu de fichier), les fichiers aux noms évocateurs de jolie fille (Edvige, Cristina, Eloi, Lupin & Co) ou exotiques (Safari, Cosmo), les objets « intelligents », des compteurs des maisons en passant par les puces et les voitures.

Tous ces outils sont censés nous faciliter la vie, fluidifier les accès et les flux, améliorer la gestion et sécuriser nos vies bien sûr. Si leur efficacité n’est guère patente, leur capacité à nous surveiller en douce, à mémoriser nos identités, nos activités et trajets, nos goûts et préférences, nos cursus et humeurs du jour ne fait aucun doute. Ils nous sont vendus à grands coups de campagne d’intoxication marketing ou étatique et sous l’œil bienveillant de la Cnil, que Jérôme Thorel qualifie de « lubrifiant » à l’acceptation de ces carcans technologiques. Une Cnil épinglée dans son dernier chapitre, prompte à manier le compromis, l’excuse et la tapette à mouches, là où on attend d’elle intransigeance dans la défense de nos libertés et sévérité dans la sanction.

Bonheur sous surveillance

Cet ouvrage compte six autres chapitres, dont un sur l’architecture sécuritaire défensive ou de prévention situationnelle (si, si…), mieux connue sous le nom de « requalification urbaine » ou de gentrification. Un autre évoque le « mythe du secret des correspondances » qu’Internet a réduit à peau de chagrin, le suivant analyse le « formatage précoce des jeunes cerveaux ». L’auteur a décortiqué la logorrhée sécuritaro-médiatique, dont TF1 est le champion incontesté, et finit sur l’antiterrorisme et la construction du fameux « ennemi intérieur » façon Tarnac. 

En conclusion, Jérôme Thorel donne quelques pistes pour se prémunir contre cette société du bonheur sous surveillance et pour préserver nos libertés : techniques de désobéissance (ne pas renseigner les fichiers ou le moins possible, tactiques de contre-surveillance qu’on soit dans la rue et l’espace public ou devant son ordinateur, enseignées si possible à l’école, etc. Il cite également quelques collectifs d’artistes perturbateurs qui manient la dérision et le canular pour secouer l’endormissement. Ou ceux, plus radicaux, qui dénoncent la dictature souriante qui vient par des écrits et des actions plus luddites et destructrices. À vous de faire votre choix…

[^2]: Attentifs ensemble. L’injonction sécuritaire , de Jérôme Thorel, La Découverte, coll. « Cahiers libres » (2013), 324 p., 22,50 euros. En format e-book.

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