Des googols de datas et nous, et nous, et nous !

Christine Tréguier  • 10 avril 2013
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Vous n’avez pas pu y échapper, tous les médias le serinent, croissance et innovation, bref l’avenir, seraient dans la « data », dans les données en général et les données personnelles et privées en particulier. Enfin, pas pour celles et ceux qui les possèdent, c’est-à-dire nous, mais pour ceux qui se les accaparent à grands coups de puces mouchardes (carte Navigo ou cartes bancaires, par exemple), de GPS (téléphones portables, tablettes, etc.), de cartes de fidélité en tous genres, de formulaires obligatoires, de CGU (les fameuses conditions générales d’utilisation permettant aux portails, sites et réseaux sociaux d’exploiter nos clics et données perso), d’objets et compteurs connectés et de puissants sondeurs de web-trafic que sont les outils de DPI (Deep Packet Inspection). Sans parler des fichiers clients qui se vendent à la pelle, de l’Open data (données publiques) et de toutes les données, en ligne ou non, sur tout et n’importe quoi ou n’importe qui.

Détournant à leur profit le vieux slogan libertaire de Mai 68 «   Tout est à nous, rien n’est à eux   » et forts de consentements collectés plus ou moins subrepticement auprès des « clients », « utilisateurs » et autres « visiteurs », les data-collecteurs s’en donnent à cœur joie. Ils forent, font du carottage profond pour extraire la précieuse matière première numérique, la stocke dans des bases, silos, entrepôts et plateformes de traitement, et apprennent à jongler avec des terra, peta ou zettaoctet (respectivement 10 puissance 12, 15 et 21) de datas. Le pire, c’est que la plupart d’entre eux ne savent pas vraiment ce qu’ils vont en faire. Mais l’objectif, pour l’heure, est que la réglementation européenne en préparation ne vienne pas tarir l’espoir que les algorithmes sauront extraire des pépites de ces flux a priori inépuisables. En gros, c’est place à l’innovation, laissez-nous « faire parler » la data…

La ruée vers ce nouvel or noir est en marche et l’odeur du « Big Data » affole tout le monde. Les prévisions de croissance – 250 milliards d’euros de bénéfices en Europe, 10 000 emplois potentiels en France – alignées par quelques « zexperts ès » statistiques et traitement de gros font saliver l’État et tous les détenteurs de mines de données clients, utilisateurs ou usagers que sont les « grands comptes », les acteurs de l’Internet et des télécoms, mais aussi les administrations, organismes publics et collectivités, et ceux qui ont quelque savoir-faire dans l’art de les agréger et d’en extraire de la valeur.

On a pu entendre quelques-uns de ces nouveaux pionniers du far-web lors du Congrès Big Data qui s’est tenu les 4 et 5 avril au Cnit, à Paris. Le sous-titre de la manifestation vaut à lui seul le détour : « Transformer le data-déluge en décisions. »

Déluge on comprend bien, mais décisions… quelles décisions ? Celles que les nouveaux rois du pétrole jugeront bonnes de prendre ou de faire prendre pour « les gens » ? À les en croire, les datas contiendraient toutes les solutions à nos problèmes de société. Analysées par le menu, présentées comme composantes d’un prétendu « écosystème », elles finiraient par livrer les « décisions » que nos têtes pensantes ne sont pas foutues de trouver avec leurs petits cerveaux. Garanti 100 % data-based et au service du bien public ! Le vrai data-marc de café à l’échelle nanoscopique, mais de portée macroscopique, dont ils rêvaient sans oser le demander. Et puis elles indiqueraient aussi la demande, secrète et inavouée, de chacun des utilisateurs, à laquelle les entreprises s’empresseraient de répondre par une « offre » de service ou de produit toujours plus personnalisée. Et, il va sans dire, génératrice d’encore plus de datas que les « utilisateurs » perpétuellement insatisfaits leur confieraient, etc., etc. Ainsi multinationales et marques, déjà fortement enclines au management invasif et injonctif de leurs clients – fais ceci, aime-moi, vote pour moi, partage tes infos-photos-idées avec moi –, pourraient enfin accomplir leur ultime mission : piloter nos vies en usant des datas comme d’un oracle ou d’un tarot divinatoire. De l’analyse prédictive comme outil de conditionnement de masse !

Interprétation paranoïaque ? Pas si sûr. Parmi la dizaine de cas présentés en atelier pour illustrer les promesses et les bienfaits du Big Data, il y a quelques exemples où on se dit que la data va permettre de faire des économies d’énergie, de moins polluer, de rationaliser des process ou de gérer des épidémies, d’anticiper (sans certitude) les accidents climatiques ou sismiques. Après, tout dépend de ce qu’on cherche à faire prédire aux datas et pourquoi. IBM, par exemple, a fièrement présenté son application analytique pour le tournoi de Roland-Garros. Elle laisse pour le moins perplexe : elle donne en quasi-temps réel les points, la vitesse des balles ou celle du vent, analyse les centaines de milliers de coups échangés par le passé entre deux adversaires en prétendant prédire l’imprévisible, à savoir qui va gagner le match. Quel intérêt ? À moins que le géant de l’informatique n’ait l’intention de prendre un pourcentage sur les paris… Plus sérieusement, la mise en avant de ce savoir-faire prédictif sert d’autres grands projets, comme les programmes de police prédictive. Il s’agit de croiser massivement des bases de données de crimes et délits avec les horaires, les événements et le temps qu’il faisait pour obtenir des cartographies urbaines annonçant les futurs crimes et zones à risque. Façon Minority Report . IBM travaille à la détection de la « malintention » comme on dit aux États-Unis. 

A comme arithmétique : Raymond Queneau évoque les « googols » d’informations en fin de vidéo

On n’en est pas encore au googol (ou gogol) d’information (10 puissance 100) cher à Raymond Queneau et à un certain moteur de recherche qui signe ainsi son goût immodéré pour la donnée, mais ça pourrait venir. Personne ne peut dire aujourd’hui vers quelle société nous emmène cette frénésie mathématico-scientiste de l’accumulation/scrutation de la data, supposée être un remède à l’hyper-complexité et à l’accélération insoutenable du monde, engendrées par le progrès technologique et la croissance sans fin. Mais on en a une petite idée quand même : entre le vertige trompeur de la prédiction en temps réel, le toujours plus de complexité, la foi aveugle dans les nombres, la machine, et l’avidité jamais comblée, la place laissée à l’humain dans cette société du Big Data est clairement celle de « gisement de données » exploitable. Après la marchandisation de sa force de travail, de ses créations, de ses constituants biologiques et génétiques, voici venu le temps de l’appropriation de ses datas et de leur analyse pour parvenir au plus près de ce qui était jusqu’ici sa propriété et sa liberté inaliénable : son comportement, sa psyché et sa pensée. Pour détecter toujours mieux ses aspirations, ses désirs, voire ses velléités à la mal-pensée. Alors, comme le chantent les Saltimbanks, ne lâchez rien, défendez ces datas qui ne sont pas à eux, mais à vous.

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