Mais où ont-ils mis leur cerveau droit ?

Christine Tréguier  • 3 avril 2013
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Il y a des jours où on se demande vraiment pourquoi l’exercice du pouvoir tire inexorablement les gouvernants, quels qu’ils soient, vers la droite. En matière économique, on a bien compris que, sous la pression de l’Europe-libérale-qui-ne-bouge-pas-d’un-iota, de la préséance patronale, du réalisme de gestion et tout ça, les socialistes aux manettes barraient, comme les autres, du côté du porte-monnaie. En nous expliquant qu’il faut être analytique, logique, rigoureux dans la gestion de la crise, etc.

Bref, en laissant la préséance à leur cerveau gauche. Du cerveau droit – celui qu’on dit empirique et intuitif, fonctionnant sur la globalité, la déduction, l’expérience et l’erreur – point trop de trace. Comme s’ils se refusaient à laisser une quelconque emprise à cet autre hémisphère, indispensable à toute bonne politique de gauche, mais physiquement situé… du côté de l’opposition.

Il n’y a qu’à observer l’actualité pour trouver des exemples de décisions ahurissantes, contraires au bon sens, voire carrément néfastes, témoignant de ce déséquilibre fonctionnel.

Côté monde numérique, excusez l’expression, mais c’est le bordel ! Des journalistes bien informés ont pris l’opérateur number two , SFR, la main dans le Web, en train de bricoler (pardon « optimiser ») le code HTML des pages affichées sur nos terminaux mobiles, pour, disent-ils, «  offrir une expérience utilisateurs proche de celle de l’Internet fixe ». En fait d’optimisation, il s’agit d’une dégradation unilatérale des contenus, et donc, conclut Reflets.info, «   d’une atteinte caractérisée à la neutralité du Net et d’une violation de l’article   225-15 du code pénal » . Autrement dit, d’une sérieuse entorse à l’égalité d’accès à un Internet identique pour tous, doublée d’une atteinte au secret des correspondances privées.

En guise de réponse du gouvernement, on devra se contenter du flou artistique du bref rapport du Conseil du numérique (Cnum), mis en place par Sarkozy, qui explique que, dans certains cas, si certains intérêts financiers sont en jeu, on pourrait transiger sur ladite neutralité. Petit extrait de novlangue de bois de ces experts pilotés par les ministères en charge : «  Les opérateurs de télécoms doivent conserver la possibilité de proposer des services spécialisés, en complément de l’accès à l’Internet “best effort”. Ils doivent pouvoir mettre en œuvre des pratiques de gestion de trafic, sous réserve qu’elles respectent les principes de pertinence, proportionnalité, efficacité, non-discrimination et transparence. Les opérateurs [doivent] développer une offre d’accès de gros aux réseaux Internet, qui soit compatible avec le principe de neutralité, et permettant des traitements différents dans l’acheminement des flux de trafic ou leur tarification, fondés sur des situations objectivement différentes et proportionnées aux objectifs légitimes poursuivis.  » Pigé ?

De leur côté, April et Framasoft, deux associations de défense des logiciels libres,  dénoncent les liens de plus en plus patents entre le Café pédagogique (centre de ressources pour les enseignants, personnels de direction ou décideurs académiques) et Microsoft. Les projets libres y sont, on s’en doute, soigneusement évincés. Pire, cet organisme a lancé, avec le Centre national de documentation pédagogique (CNDP), une opération « Tour de France du numérique pour l’éducation » afin de prêcher l’excellence de certains projets. Avec comme partenaire tout trouvé… Microsoft. Rappelons que, jadis, les socialistes étaient de ceux qui défendaient le logiciel libre.

L’arrivée de quelques nouveaux personnages à des places stratégiques éclaire également cette tendance à confondre droite et gauche. Dans la série « on en prend d’autres et on recommence », on apprenait, le 29 mars, que Matignon s’offre, sur nos deniers, un pôle « Médias, communication et stratégie », en charge des relations avec la presse, des discours, des réseaux sociaux et des études. Bigre ! Tout comme Sarko et Fillon l’avaient fait en leur temps, Ayrault tente de soigner sa com’ et l’heureux élu au poste de « conseiller spécial auprès du Premier ministre » n’est autre que Jérôme Batout, de Publicis, conseiller de Maurice Levy, ex-pote de l’ex-président. Cherchez l’erreur…

Autre bug , la nomination de Christian Leyrit, nouveau maître de la Commission nationale du débat public (CNDP), autorité administrative indépendante veillant au respect de la participation du public dans le cadre de grands projets d’aménagement nationaux – d’aucuns diraient maîtresse dans l’art du glissement sémantique et de la fabrique du consentement –, ingénieur des Ponts-et-Chaussées et préfet sous Chirac, puis sous Sarkozy de 1999 à 2007. On attendait un tout autre profil et il n’y a guère que Delphine Batho, qui adore visiblement s’entourer de pro-autoroutes, pour se féliciter de son arrivée.

Lorsqu’il était dans l’opposition, le PS avait, comme il se doit, dénoncé les injustices de la droite, promettant de rectifier le tir dès son arrivée au pouvoir. Mais les mois passent et les maltraités de la République attendent encore. Il aura fallu quasiment un an pour supprimer le délit de racolage passif. Et malgré le rapport accablant de la Commission Citoyens-Justice-Police (Ligue des droits de l’homme, Syndicat de la magistrature et Syndicat des avocats de France) sur le sort fait aux prostituées chinoises, on n’a entendu aucune consigne claire pour que la police cesse de les harceler.

Pas une voix ne s’élève à gauche lorsque le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) décide qu’ « il n’est pas possible de faire de l’aide sexuelle   [aux personnes handicapées] une situation professionnelle comme les autres en raison du principe de non-utilisation marchande du corps humain » . Idem en ce qui concerne le droit à choisir sa mort. Entre l’application morale et dogmatique de la loi et le respect de la dignité humaine, nos élus choisissent courageusement de ne pas faire bouger les lignes.

Inutile de dire que le sort des prisonniers ne s’est pas franchement amélioré non plus : ceux qui sont malades continuent de crever à l’ombre, et les autres s’entassent ou se suicident. La chasse aux étrangers se poursuit, avec ses quotas et ses faits divers dramatiques sitôt oubliés. Pour les « chômistes » et les précaires, demain sera pire. Et l’immense majorité des jeunes reste sans horizon ni utopie. Les autorités sanitaires regardent toujours ailleurs et les petits arrangements avec les labos vont bien, merci. Les rapports dénonçant les dysfonctionnements dorment dans les tiroirs, les lanceurs d’alerte s’époumonent dans le vent. La vie privée se monétise à tout-va et la Cnil ne dit mot. Les ventes déliées et les class actions restent des promesses sans lendemain.  On ne sait jamais, les citoyens pourraient gagner et causer du tort aux multinationales. Circulez, il n’y a rien à changer au pays de France.

Allez, pour finir, petit conseil à nos actuels gouvernants : user de son hémisphère cérébral droit ne ferait pas d’eux des hommes/femmes de droite, et il y a sur Internet quantité de très bons exercices pour apprendre à le stimuler.

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