Ces industriels qui conseillent Merkel, Hollande et Barroso

Angela Merkel et François Hollande ont rencontré à plusieurs reprises les dirigeants d’un puissant lobby, la Table ronde des industriels européens (ERT), pour préparer les prochaines étapes des politiques économiques communes, au service des multinationales européennes, mais pas de la démocratie.

Thierry Brun  • 25 juin 2013
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La virulente polémique entre le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg ne serait-elle que pure façade ? Après ses propos qualifiant la position française sur l’exception culturelle de « réactionnaire » , José Manuel Barroso est accusé d’être « le carburant du Front national » par Arnaud Montebourg, lequel n’est pas le seul en France à s’en prendre au président de la Commission européenne, depuis que les chefs d’Etat et de gouvernement ont autorisé l’ouverture des négociations pour un accord de libre échange entre les Etats-Unis et l’Union européenne.

Cette polémique est-elle cependant fondée ? Loin des controverses, ces derniers mois, plusieurs rencontres ont montré que les dirigeants européens Angela Merkel, François Hollande et José Manuel Barroso accueillent volontiers les industriels et leurs conseillers pour discuter des politiques européennes préparant le futur pacte de compétitivité.

La préparation de cette étape vers un libéralisme débridé nommé « compétitivité » était au cœur des débats, le 18 mars, lors d’un dîner organisé entre le chef de l’Etat français, la chancelière allemande et le président de la Commission européenne. Ce jour-là, les trois dirigeants européens sont entourés d’une quinzaine de patrons de la Table ronde des industriels européens (European Round Table of industrialists, ERT), un des lobbies les plus puissants d’Europe, présidé par Leif Johansson, PDG du groupe suédois Ericsson, dont l’objectif est de défendre les intérêts des multinationales européennes.

Au menu, si l’on peut dire, la politique de concurrence, la politique énergétique, la flexibilité du marché du travail et l’innovation. François Hollande s’y distingue, en déclarant : « Nous devons tout faire pour que la compétitivité de l’économie européenne soit la plus haute possible » . A la suite de ce dîner, et à la demande d’Angela Merkel et de François Hollande, un « groupe de travail franco-allemand » est constitué.

Qui en sont les membres ? Laurence Parisot , pour le Medef, Hans-Peter Keitel pour le Bundesverband der Deutschen Industrie (BDI, Confédération de l’industrie allemande), autour de Jean-Louis Beffa , président d’honneur de Saint-Gobain, président de Lazard Asie, et Gerhard Cromme , président du conseil de surveillance de Siemens, ces deux derniers étant membres de l’ERT. Aucune organisation de la société civile, syndicale, environnementale, altermondialiste, n’est conviée à ce groupe de travail , fort discret, qui rédige en trois mois un rapport de seulement huit pages, intitulé sobrement : « Compétitivité et croissance en Europe ».

Jean-Louis Beffa et Gerhard Cromme le remettent le 30 mai à François Hollande et à Angela Merkel   (le télécharger ici). « Les choix sont inquiétants » , commente le Corporate Europe Observatory (CEO), qui a publié un article sur la grande proximité entre l’ERT et les dirigeants européens (lire ici). « Les exigences de l’ERT consistent à mettre l’Union européenne entièrement au service des entreprises, rien de moins » .

Le principal objectif du groupe de travail est de définir une série de « thèmes [qui] doivent être situés au cœur des politiques européennes et nationales en vue d’optimiser la capacité de l’industrie européenne de contribuer au retour de la croissance durable et de l’emploi » , indique le rapport Beffa-Cromme. Sa mission est en effet d’émettre des propositions pour améliorer la compétitivité européenne. 32 recommandations, la plupart ultralibérales, s’articulent autour de six thèmes : politique énergétique, politique commerciale et politique d’investissement, le financement des entreprises et la réglementation des marchés financiers, politique de la concurrence, politiques budgétaires et fiscales, politique de l’innovation.

Le rapport servira de base aux discussions du sommet européen du 27 et 28 juin (voir ici). Et certaines des propositions de l’ERT ont fait couler beaucoup d’encre ces dernières semaine parce qu’elles figurent dans le mandat de négociation de la Commission européenne pour conclure un accord de libre échange entre les Etats-Unis et l’UE, le Partenariat transaltlantique de commerce et d’investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP), adopté à l’unanimité le 14 juin par le conseil européen des ministres du Commerce.

Le groupe de travail franco-allemand, sous la tutelle de l’ERT, prône « le libre accès aux marchés et l’absence de restriction des échanges sont deux aspects importants d’une Europe compétitive. Par conséquent, l’ouverture des marchés, la réduction des obstacles tarifaires et non tarifaires, la libéralisation de l’accès aux marchés publics et à l’investissement privé ainsi que l’harmonisation internationale des normes et règlements doivent constituer des objectifs de premier ordre de la politique commerciale européenne » .

Le paragraphe suivant est plus explicite : « Les négociations bilatérales actuelles entre l’UE et l’Inde et le Japon, les négociations à venir entre l’UE et les États-Unis concernant un accord de libre échange, ainsi que la prochaine période de négociation de l’Organisation mondiale du commerce, créent un contexte dans lequel la réflexion sur notre stratégie commerciale internationale d’ensemble est urgente » .

Il faut donc que l’Allemagne et la France élaborent « des propositions conjointes sur la politique commerciale de l’UE, notamment en faveur d’un partenariat commercial et d’investissement d’ensemble ambitieux avec les Etats-Unis fondé sur une stratégie offensive, couvrant tous les secteurs économiques et notamment les questions suivantes : normes et réglementations, marchés publics, simplification des échanges, services financiers, suppression de l’approche extra-territoriale, libre accès des investissements directes étrangers et une meilleure protection de l’investissement » .

Ce langage d’un libéralisme débridé prescrit de fait la transmission du pouvoir de décision des Etats démocratiques aux multinationale, pour leurs seuls intérêts privés. Il est dans le mandat de la Commission européenne et Angela Merkel ainsi que François Hollande l’ont validé. (lire ici le contenue de ce mandat)

Le document prend soin de ne pas détailler « tous les secteurs économiques » concernés, mais on comprend que le groupe de travail ne tolère aucune exception, pas même culturelle. Le puissant lobby de l’ERT recommande à Angela Merkel, François Hollande et José Manuel Barroso de faire table rase d’un grand nombres de droits.

Une autre recommandation suscite l’inquiétude. Beffa et Cromme proposent une « ouverture complète des marchés de l’énergie en France comme en Allemagne » . L’Europe « doit œuvrer » en faveur « d’un cadre d’action pour le secteur des gaz non conventionnel pour promouvoir une solution européenne commune face au défi que représente l’exploitation de ce type de ressources énergétiques » (les gaz de schiste). Les dernières lignes n’oublient pas d’être antisociales : « les réformes du marché du travail sont essentielles pour améliorer la compétitivité » , une litanie déjà évoquée dans une déclaration conjointe des patronats allemands et français lors du 50e anniversaire du traité de l’Elysée, indique le rapport.

Comme le dit le Corporate Europe Observatory , « si les grandes entreprises parviennent à leurs fins, la “compétitivité” sera-t-elle la seule chose qui compte ? » . « Merkel et Hollande vont-ils tout simplement appliquer les recommandations de l’ERT lors des prochains sommets de l’UE ? »

Les polémiques entre la France et la Commission européenne semblent très éloignées de la réalité. Laisser l’ERT préparer un programme à sa mesure pour Angela Merkel, François Hollande et José Manuel Barroso est un mauvais signe, qui devrait susciter des mouvements sociaux dans toute l’Europe.

Temps de lecture : 6 minutes
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