À la Busserine, Marx est mort… ou presque

Karima Berriche, directrice du centre social l’Agora dans le quartier de la Busserine, poursuit avec conviction son action d’« éducation populaire », pour faire grandir la « chose politique » dans le quartier.  [1re étape de notre tour de France des quartiers, à Marseille]

Erwan Manac'h  • 19 septembre 2013
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À la Busserine, Marx est mort… ou presque

Lancez-la, elle ne s’arrête plus. Dans son bureau du centre social l’Agora, dans le quartier populaire de la Busserine à Marseille, Karima Berriche énumère les revendications du Collectif du 1er juin, fondé après une série d’assassinats par des mères de victimes [^2]. L’œuvre de sa vie : « conscientiser » les habitants des quartiers pour qu’ils comprennent, et les pouvoirs publics avec eux, qu’ils sont « force de propositions » .

Karima a été très tôt baignée dans ce jus politique. Son père, arrivé en France en 1947, a fait la guerre d’Algérie avec la branche française du FLN. Lorsqu’elle avait 9 ans, elle se souvient de ses visites à l’hôpital, où elle soignait une polio : « Il ne me racontait pas les contes des Mille et Une Nuits *, mais l’histoire du panafricanisme, des mouvements indépendantistes, de la décolonisation… »*

« On ne les trouvait pas assez politisés »

Elle a 12 ans, en 1973, lorsque son père, qui travaille comme manœuvre, se met en grève avec le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) contre les crimes racistes qui effraient alors les familles d’immigrés. « Nous étions terrorisés. Mon père avait interdit à mon frère d’aller travailler, en lui disant que si quelqu’un devait y passer, ce serait lui » , raconte Karima.

Lorsque la marche pour l’égalité quitte Marseille en octobre 1983, Karima est étudiante en sociologie à Aix-en-Provence et milite au Parti d’avant-garde socialiste, fondé en 1966 après la dissolution du Parti communiste algérien. « C’était un parti marxiste-léniniste, on nous formait à entrer dans les organisations de masse pour conscientiser les gens. Je devais partir en Algérie pour devenir cadre de l’Algérie socialiste. » Au passage de la marche à Aix-en-Provence, l’organisation n’embraye pas. « Les marcheurs sont venus nous voir, mais on ne les a pas suivis. On ne les trouvait pas assez politisés et ils ne nourrissaient pas l’idée du retour. Nous, nous voulions faire la révolution en Algérie. Avec le recul, on s’est aperçu qu’on avait manqué un coche. »

« Des enfants illégitimes de la France »

Son DEA en poche trois ans plus tard, Karima « bourlingue » de longues années entre des travaux de sociologue et l’action sociale. Un passage à la Ligue des droits de l’homme, une mission pour le médiateur de la République dans les quartiers nord, de l’art-thérapie pour les anciens toxicomanes, etc. « J’ai toujours eu 3 jobs en même temps. »

La voilà stabilisée depuis 2002 à la direction du centre social de l’Agora. Et en presque dix ans, elle a vu les familles de la Busserine se paupériser. « On s’en aperçoit lorsque les parents payent leur cotisation. Avant, ils faisaient un ou deux chèques. Aujourd’hui, nous avons des paiements en 4 fois. »

Elle déplore aussi les ravages de l’économie souterraine « qui se substitue » à l’économie réelle et recrute de plus en plus jeune.

« Ce qui nous inquiète, c’est que la cocaïne arrive depuis deux ans. Le malaise est profond. Mais comment doivent faire les jeunes pour supporter leur situation ? Ils sont discriminés de partout. Ce sont des enfants illégitimes de la France et comme tous les enfants illégitimes, ils font des bêtises. Pour moi, cette question identitaire est fondamentale et il va falloir qu’on s’y penche. On doit pouvoir être différent et être reconnu comme français. »

Alors, elle réaffirme la voie qu’elle a toujours défendue. « Il n’y a pas de lecture politique… marxiste, pour le dire clairement » , défend-elle. « Il faut prendre la parole et investir le débat public. » Et si la mobilisation manque à la Busserine, c’est à cause, dit-elle, des trahisons et des renoncements de la gauche dans les quartiers :

  • « La chose politique, c’est ce qui manque dans les quartiers. »

Karima a rejoint le NPA lors de sa création pour intégrer la commission « quartiers populaires ». Mais elle quitte le parti deux ans plus tard après « l’affaire du voile ». La candidature d’une femme en foulard aux élections régionales de 2010 en Paca avait soulevé la fronde d’une partie du mouvement. « Ils sont restés bloqués aux années 1970 » , soupire-t-elle, navrée qu’un militant d’extrême gauche « puisse considérer le voile comme un symbole d’oppression » . « En s’en prenant à l’islam, ils attaquent les quartiers populaires sur leurs symboles. C’est triste et c’est une énorme erreur stratégique. »

[^2]: Karima Berriche et d’autres membres du collectif ont fait « scission » pour créer le Collectif des quartiers populaires de Marseille et environ , estimant que le Collectif du 1er juin était trop cantonné sur la douleur des mères

Temps de lecture : 4 minutes
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