Nordine, le « petit frère » de la cité des Flamants devenu éducateur

Première étape de notre tour de France des quartiers à Marseille : rencontre avec Nordine Delladj, enfant du quartier des Flamants qui a voué sa vie au travail social malgré le « plafond de verre ».

Erwan Manac'h  • 17 septembre 2013
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Nordine, le « petit frère » de la cité des Flamants devenu éducateur

Une accolade, une bise et un mot bien senti pour chaque passant : Nordine Delladj est toujours chez lui entre les blocs du petit quartier « des Flamants », qui l’a vu naître, dans le nord de Marseille. Entre ces deux barres d’immeubles, il a vécu des scènes tragiques, comme des moments de mobilisation collective, et a fait ses classes d’éducateur dès l’adolescence.

Nordine naît en 1973 dans la cité flambant neuve où ses parents et ses 6 frères et sœurs viennent d’emménager. Son père, un ancien militaire français, travaille à Marseille comme manœuvre depuis près de 20 ans. Il a pu faire venir sa famille en 1972 grâce au regroupement familial. « À l’époque, il y avait un concierge, des interphones et une mixité sociale incroyable !» raconte Nordine d’après le témoignage de ses aînés.

Au début des années 1980, un adolescent du quartier est abattu par un CRS. C’est un des événements qui déclenchent, aux Flamants et partout en France, une mobilisation, puis une marche des habitants des quartiers pauvres. «Aux Flamants, il y avait un tissu associatif très fort et les jeunes ont monté une association à ce moment-là. Beaucoup d’éducateurs et de travailleurs sociaux ont fait leurs armes comme ça, se souvient Nordine. Le contrat social marchait à plein à l’époque. »

Les années cam’ et sida…

Nordine a 10 ans lorsqu’il participe à sa première manifestation au moment de la « marche pour l’égalité et contre le racisme », en 1983. « J’ai compris qu’il se passait des choses anormales et que les gens pouvaient se rassembler pour que cela change ».

Dans les années 1990, le sida et les overdoses font de nombreuses victimes dans son quartier. « On trouvait des voisins morts au pied des immeubles avec une seringue dans le bras » , se souvient-il. Alors avec quelques amis, ils créent l’association « derrière les murs », pour agir et redorer la réputation, déjà sinistre, de leur quartier.

À peine adolescents, ils commencent alors un travail de prévention bénévole. « Le soir et les week-ends, on parlait de drogues aux jeunes de 10-15 ans, on les orientait vers des gens compétents. On sentait qu’on faisait partie d’un projet commun dans la cité pour que les jeunes réussissent ».

Illustration - Nordine, le « petit frère » de la cité des Flamants devenu éducateur

Rapidement après le bac, Nordine commence à vivoter avec des petits boulots d’animateur dans les centres sociaux des quartiers nord. Son premier vrai contrat, il le signe à 25 ans, en 1998 : un emploi jeune d’aide éducateur au « Lycée Nord » (Lycée Saint-Exupéry, dans le 15e arrondissement de Marseille). « Le cannabis gagnait beaucoup de terrain à l’époque, alors on s’est mobilisé pour la prévention » , raconte ce fervent défenseur de la dépénalisation. Pour lui, ce contrat d’Emploi jeune est une réussite. Il se marie et passe un diplôme de moniteur-éducateur, en 2001.

Malgré cela, le social l’écœure. Sa qualification et ses dix ans d’expérience ne lui permettent pas de percer le « plafond de verre ». « C’est un milieu hypocrite et clientéliste, il faut être le « pote de » pour avoir un poste, peste-t-il. Nous étions la matière première du social. Les chercheurs venaient nous étudier, comme des rats de laboratoire, et on servait de chair à canon pour les travailleurs sociaux. Mais on a été trop naïfs. »

Paupérisation rapide

Il abandonne le social en 2003 pour monter un taxi-phone. Mais son commerce, situé entre une antenne ANPE et la Caisse d’allocation familiale, devient vite un lieu d’assistance pour les familles précaires et les chômeurs. En 2009, il revend finalement son affaire et devient médiateur de voisinage pour la « Régie service 13 ». Cette association, fondée pour permettre l’embauche des locataires pour l’entretien du parc HLM, développe un volet social.

« C’est avec ce travail chez les gens que je me suis aperçu à quel point Marseille s’était paupérisé. Ça a été extrêmement rapide et ça a coïncidé avec le plan d’aménagement « Euroméd » au centre-ville de Marseille, qui a chassé énormément de familles vers les quartiers nord. »

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Assis sur un muret, à quelques mètres d’une des deux montées investies par « les réseaux » [du deal], au centre du quartier, un ami l’interpelle chaudement. Sous le soleil de midi, l’homme ne décolère pas : « Les jeunes sont des fils de p*** » , jure-t-il, hors de lui. Ce quadragénaire, historique du quartier, raconte comment un adolescent lui a pointé une arme de poing au visage, alors qu’il lui demandait de cesser ses rondes en scooter. « Ici c’est comme ça qu’on vit » , soupire l’homme, qui se dit résigné.

« La réalité d’aujourd’hui n’est pas bien différente de celle qu’on a connue il y a vingt ans, juge Nordine, mais le terrain était beaucoup mieux occupé par les travailleurs sociaux. Et avec la police de proximité, nous avions une présence républicaine qui désamorçait les conflits. Il fallait voir aussi les mamans jeter des seaux d’eau sur les dealers qui venaient s’installer dans les cages d’escaliers , raconte-t-il. J’en ai vu se sont fait chasser à coup de batte de base-ball. »


« Ils étaient moins naïfs… »

Le quartier a connu 3 programmes de rénovation en 40 ans et la « maison départementale de la solidarité » siège désormais en face des tours d’habitation, avec des relais du Conseil général, une école d’infirmière et d’éducateur. Mais cela n’estompe pas le sentiment d’injustice du quadragénaire, aujourd’hui père de trois enfants.

Pour lui, la situation actuelle a des explications politiques : « La volonté des habitants existe, mais il y a moins de moyens. » Depuis le milieu des années 2000, et avec les magouilles dont Sylvie Andrieux a été jugée coupable au Conseil régional [^2], le tissu associatif s’est « désintégré » , raconte-t-il. « Tout d’un coup, on ne comprenait pas pourquoi nos demandes de subventions restaient sans réponse ».

Il peste surtout contre le plafond de verre qui l’a freiné et coupe les espoirs de s’en sortir. « Moi j’ai eu le choix. J’ai choisi de faire des études parce que ce qui m’intéressait c’était d’atteindre un niveau intellectuel pour gommer les différences. Nous avons cru le discours sur l’ascenseur social. Mais le jeu était truqué. Ceux qui ont choisi l’autre voie, ils étaient beaucoup moins naïfs que nous ! »

Ce modèle du fric roi, il l’a d’ailleurs vu s’installer mieux que jamais dans la tête des jeunes. « Aujourd’hui on ne leur fait plus à l’envers. Les politiques ne peuvent plus débarquer et faire miroiter des formations. Et on s’aperçoit qu’il n’y a plus de morale. Leur modèle, c’est Scarface ».

Avec le poids des années sur le terrain, Nordine aspire désormais à un poste de responsabilité. « J’ai assez donné », sourit-il. Et il l’avoue : s’il a déménagé depuis peu, pour se rapprocher du centre-ville, c’est parce que son aîné arrivait au collège et qu’il voulait lui éviter les établissements du secteur.

Il n’abandonne pas pour autant et garde la foi dans les vieilles recettes qui l’ont fait réussir. L’action collective et l’omniprésence « sur le terrain » , à condition, juge-t-il, que cela soit fait en toute indépendance des pouvoirs publics.

[^2]: La députée PS réélue en 2012 a été condamnée le 22 mai à un an de prison ferme pour le détournement de 740 000 euros issues des fonds de la politique de la Ville entre 2005 et 2009. Elle a fait appel de sa condamnation.

Temps de lecture : 7 minutes
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