LGV Lyon-Turin : la troublante gestion européenne du pharaonique projet

De récents documents interdits à la publication jettent un éclairage édifiant sur la gestion du grand projet de nouvelle liaison ferroviaire entre Lyon et Turin.

Thierry Brun  • 23 mai 2014
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Illustration - LGV Lyon-Turin : la troublante gestion européenne du pharaonique projet - AFP/MARCO BERTORELLO

Il a fallu la publication en Italie, le 14 mai, de quelques extraits d’un rapport datant d’octobre 2013, pour relancer en France la polémique autour du grand projet de liaison ferroviaire à grande vitesse entre Lyon et Turin. Un communiqué de presse, titré « La fine del Tav ? », du Presidio Europa, une organisation du mouvement d’opposants italiens No Tav (treno alta velocità), est à l’origine d’un emballement médiatique en France, suscité par un article de Reporterre , titré : « Révélation sur le Lyon-Turin : les marchandises n’y passeront pas » [^2]. Cette analyse est aujourd’hui réfutée.

La révélation de Reporterre reprend un avis du coordinateur européen Laurens Jan Brinkhorst qui n’engage pas la Commission européenne, comme il est précisé dans son rapport annuel 2012-2013 sur le « Projet Prioritaire 6 » du réseau transeuropéen de transport (RTE-T). Le texte retient cependant l’attention des opposants parce qu’il évoque le tronçon ferroviaire Lyon-Turin, « totalisant 235 km » , qui « constitue le cœur de l’axe ferroviaire à grande capacité reliant Lyon à la frontière ukrainienne » . L’article de Reporterre s’appuie sur cet avis pour affirmer que le transport de fret, « l’un des piliers du Lyon-Turin » , ne serait plus « validé » . Or, rien n’étaye cette thèse dans le rapport du coordinateur ainsi que dans les décisions de la Commission européenne.

Rapport 2012-2013 du coordinateur européen

Toutefois, le rapport mis sur la place publique contient des informations inédites, notamment un point depuis longtemps défendu par les opposants. En effet, dans le compte-rendu des réunions qui se sont déroulées au sein d’une structure de gouvernance nommée Plateforme du corridor Lyon-Turin (PCLT), Laurens Jan Brinkhorst explique qu’au cours de la troisième, qui eut lieu en janvier 2013, les participants de la Plateforme [^3] conviennent « de la nécessité de réactiver la ligne existante pour qu’elle devienne l’axe ferroviaire principal pour le transport des marchandises entre la France et l’Italie. Le point de vue partagé est l’impossibilité politique de proposer la construction d’une nouvelle ligne sans avoir entrepris tous les efforts possibles pour rétablir la ligne existante comme artère principale de transport après les travaux d’élargissement du tunnel ferroviaire Fréjus-Mont Cenis » .

« Ce que veut dire le rapporteur est que le ferroviaire doit être l’axe principal par rapport à la route mais n’exclue en rien l’utilisation de leur projet pour le fret , explique Daniel Ibanez, un des opposants. Pour lui, l’intérêt porté à la ligne ferroviaire existante « est en effet important, car il valide à lui seul la plainte pour mise en danger de la vie d’autrui que nous avons actualisée et déposée le 19 mai au procureur de la république, plainte qui est d’ailleurs en cours d’instruction par la brigade de recherche de la gendarmerie, comme le parquet l’a confirmé à France 3 » .

Lire ici > La plainte en cours d’instruction

Que devient le financement public européen ?

D’autres extraits de l’avis du coordinateur européen sont d’un grand intérêt. Celui-ci rappelle qu’en « décembre 2008, la Commission européenne a décidé de réserver 671,8 millions d’euros pour les études et les travaux sur le tronçon commun italien-français pour la période 2007-2013 » . Cette décision de 2008 n’a pas été rendue publique mais son contenu a été dévoilé par les opposants.

La décision de la Commission européenne en 2008

Laurens Jan Brinkhorst ajoute que « Le paiement effectif de ces fonds dépend de la capacité des deux bénéficiaires à respecter les échéances du projet indiquées dans leur soumission pour un cofinancement du RTE-T [réseau transeuropéen de transport] » .

« Afin de suivre attentivement l’utilisation des maigres ressources disponibles dans la perspective financière actuelle, la Commission a effectué un examen à mi-parcours de l’ensemble des décisions de cofinancement pluriannuelles pour 2007-2013. Elle a constaté des retards importants par rapport aux prévisions indiquées dans la décision de cofinancement de Lyon-Turin.

Des conditions ont donc été formulées pour étendre la période d’admissibilité jusqu’à la fin 2015 afin d’utiliser le budget alloué (conclusion d’un nouveau traité, approbation de l’avant-projet par les deux pays, et début des travaux à La Maddalena). La Commission a dès lors adopté, en mars 2013, une décision de financement révisée qui prévoit le financement des activités qui peuvent réellement être achevées d’ici la fin 2015 ». La décision réduit le cofinancement à un montant de 395,2 millions d’euros.

La décision de raboter la subvention européenne de 277 millions d’euros n’a pas échappé à la députée européenne EELV, Michèle Rivasi, tête de liste écologiste dans le Grand Sud-est aux élections européennes et opposante au grand projet, qui, il y a deux mois, a interrogé les services de la direction générale de la mobilité et des transports de la Commission pour obtenir le contenu de cette « décision » de 2013, un document interdit à la publication.

« Pourriez-vous m’indiquer s’il existe un document officiel permettant de comprendre les raisons pour lesquelles la Commission européenne a décidé de cette réduction d’enveloppe en 2013 ? » , demande le 10 mars la députée à la direction générale, qui lui écrit :

« Les conclusions de l’examen à mi-parcours 2009-2010, ont indiqué que le projet Lyon-Turin accusait un retard important dû aux difficultés administratives et techniques. Les négociations entre la France et l’Italie quant à la désignation du nouveau promoteur public, au choix de la procédure d’attribution de marchés de travaux publics et aux contributions financières respectives des bénéficiaires au projet dans son ensemble ont en effet conduit à une révision du calendrier, sans pour autant remettre en cause la poursuite des activités. En conséquence, il a été conclu que l’action pourra se poursuivre et s’achever au 31 décembre 2015 sur la base des plans révisés accompagnés par des conditions de mise en œuvre. »

Le courrier rédigé au nom de Herald Ruijters, chef d’unité de la direction générale, daté du 14 mars, montre que la Commission est loin d’envisager l’arrêt du projet Lyon-Turin, malgré les capacités reconnues de la ligne ferroviaire existante, et que la baisse de subvention n’est pas liée au fret. Interrogé en avril, le commissaire européen chargé des transports, Siim Kallas, explique que la réduction du financement de l’Union européenne « était nécessaire pour préserver l’éligibilité aux futurs financement des activités couvertes par la décision » de 2008.

Une nouvelle demande d’accès est adressée par Michèle Rivasi à la direction générale, laquelle transmet sa décision écrite. Celle-ci, datée du 5 mars 2013 mais non publiée, affiche un échéancier indicatif « de l’engagement des différents versements » publics européens totalisant 395,2 millions d’euros sur la période 2007-2015. La Commission ajoute au passage que sur cette période le coût total « éligible estimé » n’est plus de 671,8 millions mais de 890,5, et que la France et l’Italie ont à leur charge 495,2 millions d’euros. Ces informations ont évidemment été communiquées aux gouvernements français et italien ainsi qu’à la société Lyon Turin ferroviaire (LTF), maître d’ouvrage, dont les statuts ont été révisés pour composer avec la baisse de la subvention européenne, indique la Commission.

Décision de la Commission européenne en 2013

La Commission revoit donc à la baisse le financement public d’un chantier considéré comme le plus important en Europe , dont le coût total est estimé à plus de 26 milliards d’euros par la Cour des comptes (en valeur 2010, soit près de 30 milliards aujourd’hui). Fort logiquement, le gouvernement et le Parlement devaient s’interroger sur de tels changements budgétaires. Or, la situation financière nouvelle créée par la Commission le 5 mars 2013 est absente du projet de loi « autorisant l’approbation de l’accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République italienne pour la réalisation et l’exploitation d’une nouvelle ligne ferroviaire Lyon-Turin » , adoptée le 31 octobre 2013 à l’Assemblée nationale, puis au Sénat le 18 novembre 2013. Les députés socialistes Michel Destot et Catherine Quéré, rapporteurs du projet de loi, n’ont aucunement mentionné la décision de la Commission, pourtant lourdes de conséquences.

Pire, aucun des députés ne relève que l’étude d’impact du projet de loi s’appuie sur « une subvention de 671,8 millions d’euros » , un montant erroné, sur lequel le silence est de mise au sein du gouvernement et de LTF, pourtant informés que la subvention a été rabotée de 277 millions d’euros…

Un puits de subvention sans fonds

Poursuivre le chantier du Lyon-Turin en 2014 et 2015 avec un tel trou financier n’arrête pas le gouvernement. Le 16 mai, Frédéric Cuvillier, secrétaire d’Etat chargé des Transports, assure dans un communiqué que « le projet de nouvelle ligne ferroviaire entre Lyon et Turin vient de franchir une nouvelle étape essentielle » et annonce la signature d’un marché « conformément aux orientations fixées par le président de la République et le président du Conseil italien lors du sommet de Rome du 20 novembre 2013 » .

Communiqué de presse de Frédéric Cuvillier

Quel est le coût de cette nouvelle étape annoncée à grand bruit ? Un contrat « d’un montant total de 391 millions d’euros, dont une première tranche ferme de 291 millions, a été attribué à un groupement d’entreprises piloté par Spie Batignolles » , détaille le Dauphiné Libéré , dans un article daté du 17 mai, en précisant que le chantier est financé à 50 % par les fonds européens, donc à hauteur de 145 millions d’euros pour ce qui concerne la première tranche. Où sont ces millions de subvention européenne ? Pas dans les 395,2 millions déjà engagés, et déjà consommés…

Lire ici > LGV Lyon-Turin : le troublant courrier de soutien d’un magistrat au grand projet inutile

Lire ici > Lyon-Turin : vers un investissement d’avenir autour d’un grand projet inutile ?

Lire ici > TGV Lyon-Turin : Vers une nouvelle enquête sur le grand projet inutile ?

Lire ici > Questions autour de la gestion du grand projet Lyon-Turin

[^2]: Un communiqué d’Olivier Cabanel, au nom de la coordination française des opposants au Lyon-Turin (COLT), daté du 18 mai, affirme en se trompant que « l’Europe ne valide pas la partie fret du projet »

[^3]: La Commission y est « représentée au conseil d’administration où elle participera “de plein droit”, et sera donc en mesure d’exercer un niveau de contrôle proportionnel au niveau du cofinancement assuré par des fonds de l’UE ». Outre la Commission, la Plateforme rassemble le coordinateur, « les autorités nationales, régionales et locales des deux États membres concernés, la France et l’Italie, les directeurs et les opérateurs de chemin de fer, le promoteur actuel LTF, l’Observatoire, et les organisations représentant les intérêts de l’industrie et des futurs utilisateurs, comme Transalpine et Transpadana », deux organisations de lobbying en faveur du Lyon-Turin ferroviaire.

L’examen du rapport financier pour 2013 de Lyon Turin ferroviaire (LTF) contient un mystère au chapitre des capitaux. En effet, le montant des subventions d’investissements de l’Union européenne « appelées » au 31 décembre 2013 s’élève à 420,4 millions d’euros, soit 25,2 millions de plus que le « concours financier communautaire maximum de 395,2 millions d’euros octroyé aux bénéficiaires » sur la période 2007-2015, figurant dans l’article premier de la décision du 5 mars 2013 de la Commission européenne. D’où une question : Les états financiers ne refléteraient-ils donc pas la réalité de la situation comptable de LTF ? On attend les explications avec impatience.

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