Les lucioles sont éternelles

Christine Tréguier  • 10 septembre 2014
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Les lucioles sont éternelles

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Le site de l’exposition [http://www.collectionlambert.fr/evenement/151/la-disparition-des-lucioles.html->http://www.collectionlambert.fr/evenement/151/la-disparition-des-lucioles.html]

Un article de [www.telerama.fr/art/la-disparition-des-lucioles,115048.php->www.telerama.fr/art/la-disparition-des-lucioles,115048.php]

Deux articles sur le blog de Brigetoun [http://brigetoun.blogspot.fr/->http://brigetoun.blogspot.fr/]

Le 1er février 1975, quelques mois avant sa mort , Pier Paolo Pasolini a publié dans le Corriere un article connu sous le nom de « L’article des lucioles ». Ce texte, bilan amer d’une époque (les années 1960/70), d’une vie, et sa métaphore de « la disparition des lucioles » sont le constat à la fois écologique, politique et personnel d’un homme désespéré, pour qui la résistance a toujours été une part intrinsèque de la vie. «   A u début des années 1960, à cause de la pollution atmosphérique, et surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois.) Ce “quelque chose” qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la «“disparition des lucioles”  » . Cette métaphore est le titre d’une exposition d’art, organisée de mai à novembre 2014 par l’équipe de la Fondation Lambert (privée d’espace le temps d’une restauration), en la prison Sainte-Anne d’Avignon, qui a été définitivement close en 2003. Éric Mézil, commissaire d’exposition et directeur de la Collection Lambert, n’a pas fait les choses à moitié. La générosité et l’éthique du projet font que la magie de cette symbiose paradoxale entre art et prison fonctionne.

L’exposition est une performance à elle seule. Elle a été conçue et mise en place en cinq mois dans cette taule délabrée, construite au XVIIIe siècle. Même si le parti pris de cette exposition est de laisser ces bâtiments dans leur jus, il a d’abord fallu les restaurer, les câbler, repeindre certaines parties et sécuriser les trois étages, les cours et les divers espaces. Puis Mézil et son équipe se sont enfermés entre les murs, pour y vivre, y dormir et capter l’âme douloureuse de Sainte-Anne et de ses lucioles. Des rêves, des mots d’amour et des espoirs tracés, dessinés, gravés dans la pierre par des hommes et des femmes pour qui ils étaient la seule possibilité d’atteindre et d’attendre une sortie.

Les œuvres puisées dans la Collection Lambert , mais aussi dans celle d’Ena Righi (Bologne) et de quelques autres, sont autant de lumières éclairant la longue nuit carcérale. Elles sont en résonance avec la prison, avec ses espaces – cellules de 3 ou de 6 personnes (en réalité de 6 et de 12), cours de promenade, douches, mitard, etc. – et avec l’intolérable condition de prisonnier en France. N’oublions que notre beau pays se fait régulièrement épingler par l’Europe et sa Cour de Justice pour traitements inhumains et non-respect des droits de ceux qui payent, selon la formule consacrée, leur dû à la société.

Illustration - Les lucioles sont éternelles

Difficile en quelques lignes de décrire les perceptions et les émotions suscitées par toutes ces vidéos, sculptures, toiles, photos ou installations qui utilisent la prison comme une chambre d’écho, mais aussi comme un dispositif. Le parcours est articulé autour de cinq thématiques : « Le temps qui passe, le temps qu’il fait », « Les archives » qui dévoilent l’histoire de la prison, des extraits de registres et des lettres et poèmes de prisonniers. Dans la section « L’isolement », on trouve une œuvre clé de Mounir Fatmi, une vidéo de plusieurs heures où un homme, qui peut être Salman Rushdie, dort paisiblement aux yeux et à la barbe de ceux qui l’ont condamné à mort. Vient ensuite « Le quartier des femmes », un espace habité par les œuvres de grandes femmes artistes comme Louise Bourgeois, Kiki Smith, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Nan Goldin, Joan Jonas. Ou encore la goutte d’eau tombant à l’infini de la Française Dominique Gonzalez-Foerster, qui crie en silence l’ennui et la folie des jours et des nuits indistincts. L’immersion se poursuit par « Les rumeurs du monde derrière les murs », avec la cellule-lanterne magique de Mona Hatoum, sorte de caverne de Platon où s’agitent les ombres des soldats de la nuit. Puis les deux vidéos de Yael Bartana – l’une tournée dans un stade de Varsovie devenu terrain vague, appelant les juifs déportés à revenir, l’autre montrant un homme libre nageant dans les eaux bleues pour aller planter un olivier au large de Tel-Aviv – ou encore l’étonnante ligne de fuite de néon rouge de Claude Lévêque, traçant dans la nuit et le brouillard le chemin d’une échappée hors les murs. La visite s’achève sur « La liberté retrouvée et le retour des lucioles » avec, entre autres, le brûlant film de Jean Genet, Un chant d’amour , qui dit la chair en manque entre les murs. Plus loin, les photos prises par Nan Goldin, de Joey, un transexuel puni pour sa différence, ou les portraits vidéo de jeunes des cités réalisés par François-Xavier Courrèges. Leurs « Je t’aime » est peut-être le message, audible si on s’y attardait un peu, que nous murmurent depuis toujours les lucioles.

Rien de voyeuriste ou d’opportuniste dans cet événement, mais un immense respect de l’humain et une intention politique qui, au vu du succès public et médiatique, atteint une part de son but. Une part seulement, car la générosité de l’ex-ministre de l’Intérieur Manuel Valls, amateur d’art réputé, s’est arrêtée au fait d’offrir pour quelques mois les clés de Sainte-Anne. Ce que montre l’exposition – la barbarie et l’infamie, les destructeurs effets de l’excès de sanction, et la nécessité de laisser entrer les lucioles – n’a a priori pas modifié d’un iota sa politique sécuritaire basée sur la punition, l’enfermement de ceux qui fautent et le bannissement des indésirables. On ne peut que lui conseiller d’y retourner, en compagnie des classes de tous âges et des adultes qui se pressent aux portes de Sainte-Anne. Car « La disparition des lucioles » est une œuvre de salut public.

Autre bémol , il est regrettable qu’elle n’ait pas été programmée pour plusieurs années. Afin que chaque enfant, jeune, homme, femme, et en particulier élu(e), puisse plonger dans le monde impitoyable des geôles. Et prenne conscience de la nécessité et de l’urgence de réformer cet enfer tout droit sorti de la part inhumaine de l’esprit, d’y laisser entrer les lucioles – celles laissées par les prisonniers et celles introduites comme par effraction par l’équipe de la Collection Lambert – qui permettent de retrouver la voie de l’humain.

L’exposition se tient jusqu’au 25 novembre, du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h.Contacts : 04 90 16 56 20 ou information@collectionlambert.com

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