L’impossible futur du Pentagone

Une courte vidéo attribuée au Pentagone a fuité sur le net grâce au site The Intercept. Elle révèle la vision des seuls lendemains que la défense américaine entend laisser se réaliser dans les grandes villes. Sa mission, nous délivrer, que nous le voulions ou non, de tous les mécréants réels ou imaginaires. Un scénario dystopique et machiavélique qui donne envie de quitter la planète pour aller n’importe où ailleurs.

Christine Tréguier  • 31 octobre 2016
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L’impossible futur du Pentagone
Capture d'écran de la video attribuée au Pentagone.

En à peine cinq minutes, la vidéo « Mégalopoles, futur urbain, la complexité émergente » (Megacities : Urban Future, the Emerging Complexity) révèle le scénario paranoïaque de la Défense américaine, sa vision dystopique absolue des grandes villes de demain (10 millions d’habitants et plus). Sans générique, son origine est incertaine et elle aurait été conçue par un service quelconque du ministère de la Défense (Pentagone), pour un cours sur les « Opérations spéciales avancées pour combattre le terrorisme » donné à l’université des Opérations spéciales conjointes du Pentagone (JSOU).

Le style adopté est un classique du genre : montage accéléré d’images, musique mélancolique, voix off impersonnelle omniprésente et enchaînement de séquences chocs montrant la prolifération des conflits urbains et des bidonvilles. « Les mégalopoles sont des systèmes complexes où populations et structures sont compressés d’une façon qui défie à la fois notre compréhension du planning urbain et la doctrine militaire ». « Ce sont là, poursuit la voix off, des substrats, des incubateurs et des pas de lancement pour les adversaires et les menaces hybrides. »

Le discours laisse coi : l’armée s’y dédouane totalement du développement des méga-villes qui a pourtant commencé dès les années soixante, et dont les Américains sont les pionniers. Elle n’y est pour rien et personne ne l’a tenu au courant de ces projets absurdes, sinon, elle s’y serait bien sûr opposée. Non contente de rejeter la faute sur le gouvernement civil, elle cible Obama et les démocrates qui n’ont pas su prendre la mesure du problème. Car elle a déjà alerté et s’est plainte dans un rapport de 2014 d’être « actuellement non-préparée. Bien que l’armée ait une longue pratique des conflits urbains, elle n’a jamais dû faire avec un environnement aussi complexe et au-delà de ce que lui permettent ses moyens ». Avis aux candidats, l’armée manque de moyens, la faute aux démocrates et aux républicains et à Trump de lui en donner.

Le film, explique The Intercept, est une sorte d’hyperbole minutieusement montée pour attiser la peur . « Nous sommes bombardés d’une liste apocalyptique de maux endémiques à ces nouveaux environnements urbains : « réseaux criminels », « tensions ethniques et culturelles », « bidonvilles de la misère », « terrains vagues, « décharges à ciel ouvert, égouts débordants » et « masse grandissante de chômeurs ». Le tout accompagné d’images d’ordures dans les rues, de lanceurs de pierres masqués, et de policiers anti-émeutes se battant contre des manifestants dans les rues de villes plus ou moins développées. Comble du paradoxe, le Pentagone adopte des accents gauchistes pour prévenir que « la croissance augmentera la fossé grandissant entre riches et pauvres ». À se demander, lorsque la voix évoque son désir de « rendre la ville aux populations », qui des deux il pourrait défendre : le SDF se battant pour une place à la soupe populaire, ou le mangeur de filet de boeuf dans la City ?

Le film ne laisse malheureusement guère de doutes sur les futures cibles des troupes américaines. Les SDF, les laissés-pour-compte et tous ceux qui feraient mine de s’approprier espaces et biens publics et n’obtempèreraient pas aux ordres en font bien partie. Ils seront assimilés « terroristes », autrement dit « fauteurs de troubles », et dans le collimateur des pilotes de drones et autres tireurs embusqués et aveugles. Ce n’est pas tout. Tous les invisibles qui hanteront ces jungles urbaines pleines de « labyrinthes souterrains » régis par « leurs propres lois et code sociaux », tous ceux qui faciliteront la prolifération de « domaines numériques » facilitant « des économies illicites sophistiquées et des syndicats du crime décentralisés » seront eux aussi à abattre.

Vous qui avez déjà ou qui pensiez peut-être un jour vous accrocher dans un arbre pour éviter son abattage, vous qui songez qu’à la prochaine manif vous arracherez peut-être un de ces foutus écrans Decaux, ou l’enseigne narquoise d’une grande assurance qui n’assure pas une cacahuète quand vous en avez besoin, vous qui échangez vos musiques et vos films parce que le numérique c’est ça, vous qui utilisez et soutenez les logiciels libres qui permettent d’asseoir de nouvelles formes décentralisées de code social, d’économies et de règles, vous qui avez acheté des bitcoins en voulant échapper aux trafics taxés des banques, vous qui programmez de petites applications pour faciliter le troc, vous qui co-oeuvrez depuis des années à mettre au point des outils et des messageries anonymisées pour échapper aux oreilles bien trop indiscrètes des Big Brothers civils et militaires, sachez que vous faites partie des« ennemis » ! Ceux que l’armée américaine se prépare à combattre jusqu’au dernier pour protéger sa propre survie et celle de son espèce.

Si un doute subsistait encore, le voilà levé. Les cartes sont sur la table… à nous tous de trouver une parade, et vite. Sinon nous n’aurons plus qu’à chercher comment nous téléporter hors de ce monde de fous.

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