La honte et la colère

Les praticiens de pédopsychiatrie sont devant le dilemme entre accueillir toujours plus, dans une surenchère mensongère et au détriment du soin prodigué, et dire non aux instances de tutelle mais aussi aux familles. Conséquence de l’optimisation à budget constant : le choix entre garantir une bonne qualité de soins et des délais de traitement raisonnables pour le plus grand nombre de jeunes patients.

Docteur BB  • 3 décembre 2018
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La honte et la colère
photo : IGOR STEVANOVIC / SCIENCE PHOTO / IST / Science Photo Library

Comme tous les jeudis, nous nous retrouvons en « réunion d’accueil ». Nous, c’est-à-dire plusieurs médecins pédopsychiatres du CMPP (une petite dizaine quand l’effectif est plein) et quatre assistantes sociales, qui sont, entre autres, chargées de recueillir les premières demandes des familles, lors de permanences téléphoniques. Ainsi, nous nous réunissons pour « examiner » ces demandes, et réfléchir ensemble, de façon concertée, à la meilleure réponse que nous pouvons y apporter. Les assistantes sociales lisent le compte-rendu de leur entretien téléphonique avec les parents, suite à quoi nous devons proposer une réponse.

Il faut effectivement savoir que si nous comparons notre « file active », c’est-à-dire nos capacités réelles d’accueil et de prise en charge, et le nombre de nouvelles demandes que nous recevons, nous en arrivons à la conclusion qu’il faudra récuser environ la moitié des sollicitations de premier rendez-vous. Un constat purement mathématique…. De surcroit, nous avons également le souci de préserver la qualité des soins prodigués et une relative décence dans les délais de réponse aux familles (plusieurs mois) et dans l’accompagnement vers une ré-orientation si nécessaire… La quadrature du cercle vis-à-vis d’une situation affligeante.

Pourtant, j’ai tout à fait conscience d’être favorisé, du fait de mes lieux d’exercice, quant à l’offre de soins territoriale en psychiatrie infanto-juvénile. Cependant, ce privilège n’est que relatif…. Certains CMP ou CMPP parisien ont une liste d’attente de plus d’un an. Des CMPP et des CAMSP ont demandé officiellement à l’ARS de ne plus faire d’admission pendant un an, compte tenu de l’indécence de leur file d’attente au vue de leur mission d’intervention et de prévention précoce, et la plupart d’entre eux n’acceptent plus aucune demande si les enfants ont passé le cap des 3 ans (ces centres d’action médico-sociale précoce sont censés prendre en charge les enfants de 0 à 6 ans, dans des situations qui justifient des interventions pluridisciplinaires). Les centres de ressources autisme, mandatés pour garantir le dépistage précoce des enfants présentant une suspicion de trouble du spectre autistique ont des délais de réponse de plus d’un an en pratique et, de toute façon, ils n’assurent pas de soins au décours des bilans… Un des rares services hospitaliers parisiens accueillant les adolescents en situation de crise avait carrément fermé ses demandes pendant plusieurs mois, car il fallait alors attendre plus de six mois pour espérer une hospitalisation en urgence…

Il faut savoir que dans notre champ d’intervention, la précocité du diagnostic et de la prise en charge constitue un élément pronostic majeur. Les dégâts à un retard de prise en charge sont donc dramatiques, voire irréversibles dans certains cas.

Je n’aborderai pas ici la question des orientations et la mise en place des accompagnements spécifiques des enfants (juste pour information : une orientation en IME se finalise en général au moins deux ans après la validation par la MDPH, soit au bas mot jusqu’à trois ans après les démarches que nous initions en ce sens… La mise en place d’un accompagnement par une auxiliaire de vie scolaire à l’école peut prendre jusqu’à deux ans, et certains enfants ont déjà connu cinq changements d’AVS en moins de deux ans…). Nous pourrons évoquer ultérieurement, et sur un mode humoristique, les dispositifs mis en place, type PCPE, pour éviter les « zéro solutions », avec organisation d’une sortie piscine hebdomadaire pour en enfant sans prise en charge institutionnelle….

Je n’évoquerai pas non plus la situation dans les territoires désertifiés sur le plan de l’offre de soins (en province, certains intersecteurs n’ont plus aucun pédopsychiatre, et ce sont des médecins généralistes vacataires qui viennent signer les certificats et les prescriptions à la chaîne…). Ni non plus les tentatives acharnées pour démanteler la psychiatrie infanto-juvénile à des fins idéologiques et mercantiles : l’enfance devient de fait un lieu de combats doctrinaires intenses mais aussi un champ lucratif…

J’en reviens à notre « réunion d’accueil ». Nous entendons là la détresse des familles, vis-à-vis de la souffrance de leurs enfants, mais aussi leur désarroi quant à leur sentiment de solitude et d’abandon. Partout, ces parents subissent une pression énorme, émanant de l’école, des experts de l’évaluation en tout genre : « il faut faire soigner votre enfant, il a besoin de rééducation intensive, d’orthophonie, il faut voire un psychologue, etc. ». Mais comment faire face à ces injonctions souvent légitimes, s’il n’y a pas les moyens pour les accueillir dans des délais raisonnables, et avec une offre des soins adaptés. Cette situation impose aux familles une double peine inacceptable, et exacerbe un sentiment culpabilité déjà massif…

Alors nous entendons, nous compatissons, nous nous exaspérons parfois, nous réfléchissons, et trop souvent nous sommes contraints de réorienter, alors même que nous savons pertinemment que cela n’est qu’une façon de botter en touche et de passer la patate chaude à un autre tout aussi inaccessible. Parfois, nous essayons un peu hypocritement de différer, en demandant des compléments d’information, des courriers, etc. Évidemment, nous essayons de définir des critères cliniques, éthiques, de prendre en compte les enjeux de réalité (il serait invraisemblable d’accueillir une famille venant de trop loin, avec une nécessité de soins pluri-hebdomadaires et de travail étroit avec les partenaires de proximité comme l’école). Et nous nous efforçons toujours d’apporter une réponse argumentée et humaine, d’accompagner les démarches. Même si nous ne sommes pas censés être un centre d’information et d’orientation. Même si nous nous sentons redevables de l’angoisse et du désarroi des « usagers ». Même si, personnellement, je suis souvent écœuré de devoir entériner des inégalités inacceptables dans l’accès aux soins pour espérer préserver un peu de notre qualité de travail. Car nous sommes effectivement confrontés à un dilemme terrible : soit accueillir toujours plus, dans une surenchère mensongère et au détriment du soin prodigué ; soit dire non, à la fois aux instances de tutelle – avec cependant la pression financière en arrière-plan – mais aussi, et plus dramatiquement, aux familles.

De fait, la dégradation des soins est souvent la solution efficace pour faire face à l’afflux de nouvelles demandes et présenter aux tutelles des chiffres intéressants : un nombre de premiers rendez-vous impressionnants, une file d’attente raisonnable, un équilibre financier surprenant, de beaux diagrammes. Que se passe-t-il en réalité : les familles, insatisfaites – et à juste titre – abandonnent très rapidement le suivi, ce qui autorise un renouvellement permanent du flux de patients, un turn over important, mais surtout pas une continuité et une cohérence dans la prise en charge – après tout, c’est la sacro-sainte liberté de choix de l’usager qui prime. La réalité et la qualité des soins n’étant que secondaire dans les critères d’évaluation, un tel modèle tend alors à se généraliser.

Face à ce constat, nous avons déjà alerté l’ARS, mais la réponse est toujours la même : optimisation à budget constant. Certes, on peut améliorer l’articulation de l’offre de soins sur un territoire, mieux disposer des ressources, revoir nos dispositifs d’accueil. C’est absolument nécessaire, et c’est un sacré chantier. Néanmoins, ces « raccommodages » paraissent tout à fait insuffisant au vue de l’urgence en termes de santé publique (et d’économie sur le long terme d’ailleurs).

Loin des discours politiques et des effets d’annonces détachées des réalités concrètes, rappelons que ce qui est en jeu est l’avenir de ces enfants, et qu’il faudra un moment payer la facture de ces négligences scandaleuses…

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