Que faire ?

Passé 20 ans, se pose la question de l’orientation et de l’accompagnement à plus long terme, tant sur le plan thérapeutique que professionnel. Exemple d’une jeune femme au profil complexe.

Docteur BB  • 6 décembre 2018
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Que faire ?
photo : AFP

Sur un centre médico-psycho-pédagogique (CMPP), il est possible d’assurer le suivi d’un jeune adulte jusqu’à ses vingt ans révolus. Au-delà se pose évidemment la question de l’orientation et de l’accompagnement à plus long terme, tant sur le plan thérapeutique que professionnel.

Prenons par exemple la situation d’une jeune femme âgée de bientôt 20 ans, prise en charge de façon très régulière et pluridisciplinaire depuis sa petite enfance. Cette patiente à laquelle je pense présente un profil complexe, « dysharmonique », avec au premier plan une déficience cognitive modérée, des troubles relationnels et des difficultés d’autonomisation.

Tout au long de ses années de suivi, nous avons pu constater les progrès significatifs accomplis par cette jeune femme : entrée dans le langage, ébauche d’émergence d’un discours personnel, positionnement plus subjectif, etc. Mais aussi la persistance de difficultés très importantes sur le plan de sa socialisation : comportements inadaptés, désinhibition, mauvais ajustements contextuels, etc.

Cependant, cette jeune femme a pu poursuivre des études, avec un cadre très aménagé (accompagnement par AVS puis intégration en ULIS), et des limitations certaines. Actuellement, elle tente à nouveau de valider un CAP, en dépit de ses positionnements problématiques à l’occasion de ses stages, et de l’importance de ses carences au niveau purement scolaire.

Des questions très concrètes se posent ainsi pour son intégration sociale et professionnelle à plus long terme : pourra-t-elle travailler en milieu ordinaire, avec une reconnaissance de travailleur handicapé ? Faudra-t-il envisager une activité en établissement et service d’aide par le travail (ESAT) ? Quelles conditions d’autonomie seront possible en termes de logement, de gestion financière ? Des mesures de protection type curatelle, sont-elles nécessaires ?

Dans ce contexte, un travail de partenariat étroit avec son lycée professionnel a évidemment lieu. Néanmoins, force nous est de constater qu’il devient difficile, voire impossible d’évaluer les capacités réelles de cette jeune femme, aussi bien sur le plan scolaire que de ses possibilités d’intégration professionnelle, tant les aménagements mis en place peuvent distordre l’appréciation objective des compétences et des limitations de cette élève. Dans quelle mesure nous berçons-nous d’illusion, lorsque tous les stages professionnels sont significativement nivelés en termes de volume horaire, d’exigences, et de notation ; lorsque toutes les épreuves officielles sont aménagées (temps supplémentaires, adaptation du cadre de passation, etc.). Ces aménagements, aussi légitimes soient-ils, ne viennent-ils pas brouiller la reconnaissance de la réalité, et empêcher in fine l’organisation d’un projet cohérent et réaliste ? Parfois, le mieux est l’ennemi du vrai…

Cette patiente approchant également l’âge limite de prise en charge sur le CMPP, du point de vue administratif, il nous faut donc prévoir un relais de son suivi sur une structure adaptée.

Notre première démarche a consisté à adresser une demande auprès du Service d’aide à l’insertion professionnelle des personnes handicapées (SAIPPH), service non sectorisé dont la mission est « d’accompagner les personnes dans leur projet d’insertion professionnelle, en milieu protégé ou en milieu ordinaire de travail ».

Clivage archaïque entre les niveaux mentaux et psychiques

Plusieurs mois après avoir sollicité ce service, je reçois finalement une lettre d’un confrère m’expliquant que le suivi de cette patiente ne sera pas possible, car son handicap serait davantage mental que psychique. Il est vrai que, pour son malheur peut-être, un déficit génétique rare avait été dépisté quelques mois auparavant, et contribuait à expliquer certaines des particularités développementales de cette jeune femme. Néanmoins, sur le moment, j’étais assez désabusé par cette réponse, empreinte de ce qui m’apparaissait comme un clivage archaïque entre les niveaux mentaux et psychiques. D’un côté, on aurait donc des aspects structuraux, fixés, ancrés dans la génétique et le cérébral, ne relevant pas d’une approche psycho-sociale et d’un accompagnement socio-professionnel, et de l’autre les troubles psychiatriques, évolutifs, accessibles à la thérapie et aux médiations relationnelles. J’étais d’autant plus troublé que, sur le CMPP, notre équipe avait toujours accompagné cette patiente en tant que souffrante de troubles psychiques, et avait pu constater des évolutions significatives, sans pour autant savoir qu’une maladie orpheline contribuait à l’expression de ses difficultés. Notre prise en charge aurait-été différente si ce diagnostic génétique avait été réalisé des années plus tôt ?…

J’ai réalisé au cours de cette « déception » à quel point ce clivage mental/psychique était encore actif, sur le plan institutionnel et des politiques de santé. Ce qui constitue une forme de paradoxe en cette période où les tendances fortes de la psychiatrie sont de se « biologiser ». En effet, le paradigme dominant est actuellement celui d’une origine génétique et neurodéveloppementale des maladies mentales, de l’autisme à la schizophrénie, en passant par les troubles bipolaires. La neurobiologie tend ainsi à devenir hégémonique, même si des chercheurs sérieux au niveau épistémologique insistent sur l’empreinte du social et des interactions sur le développement cérébral (le consensus du bio-psycho-social)…

Dont acte… J’adresse alors une nouvelle demande à l’Espace jeune adulte (EJA), « hôpital de jour, spécialisé dans la psychopathologie de l’insertion, ses aspects thérapeutiques et sociaux proposant des soins de réadaptation pour les jeunes adultes ». La réponse de mes collègues ne se fait pas attendre, et elle est très honnête – mais désespérante : leur niveau de saturation est tel qu’ils ne prennent officiellement plus de nouvelles demandes pendant une longue période…

Bien. Il ne faut pas désespérer, et continuer à croire dans l’avenir de cette jeune femme déterminée en dépit de ses troubles. Mais qui, comme la plupart de nos patients, ne rentre malheureusement pas dans une case, dans une catégorie diagnostique a priori, avec une prise en charge ficelée au décours. Il va donc nous falloir, encore et encore, faire preuve de créativité, bricoler avec les moyens du bord tout en restant ferme sur nos attendus. Car il ne s’agirait pas de mettre à mal tout le travail accompli, les espoirs et les potentialités de cette adulte en devenir. Qui pourtant cumule les « handicaps » : précarité, famille immigrée, victime de violences sexuelles, souffrante de troubles somatiques…

Cela serait sans doute plus simple si on pouvait la « caser », c’est-à-dire la faire correspondre à une entité bien définie, susceptible de mobiliser l’attention des politiques de santé et de favoriser l’accès aux soins. Si elle était obèse, adoptée ou précoce. Si elle avait subi un psychotraumatisme, ou ressentait une dysphorie de genre. Si au moins elle était un peu autiste. Là, elle aurait accès en priorité à des consultations spécialisées (liste non exhaustive…) et à certains dispositifs thérapeutiques (certes, uniquement polarisés sur la « problématique » en question, et non plus sur la personne en tant qu’être social et historique).

Il faut savoir que ces tendances à la « spécialisation » des parcours de soins vont encore s’accentuer dans les années à venir. Par exemple, dans le champ du médico-sociale, les ARS exigent désormais des regroupements de structures en CPOM (Contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens). Ceci afin de pouvoir lancer des appels d’offres sur telle ou telle priorité de santé publique et de mettre en concurrence des institutions ayant une taille suffisante pour s’ajuster en temps réel à ces projets (et à leurs financements éventuels). Dès lors, ce seront les politiques qui décideront de l’agenda en termes d’organisations des soins, sur des périodes de quelques années – et ce sous la pression de lobbies et groupe d’influence. Et les institutions devront suivre, surfer sur la vague, se réaménager pour survivre.

Dans un tel contexte, la grande majorité des patients qui ne rentreront pas dans ces « priorités » à court terme paraitront de plus en plus invisibles et auront de plus en plus de mal à être entendus et accompagnés. Quant aux autres, les « catégorisables », ils seront inscrits dans des filières aux parcours balisés d’emblée, réduits à leur « diagnostic », avec en prime, si tout fonctionne bien, un traitement médicamenteux sur mesure, pour le plus grand plaisir de l’industrie pharmaceutique….

Alors, que faire ?

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