« Nous sommes sur un volcan »

Selon Patrick Viveret, philosophe et magistrat à la Cour des comptes,
une crise financière majeure nous menace. Face à ce désastre, il est nécessaire de favoriser les tentatives de monnaies complémentaires.

Thierry Brun  • 24 janvier 2007 abonné·es

Les économistes comme Patrick Artus s’interrogent : le capitalisme est-il en train de s’autodétruire ? Les forums altermondialistes et le Forum économique mondial de Davos s’interrogent sur les risques systémiques. Vous alertiez déjà, il y a quelques années, sur de graves menaces financières. La situation a-t-elle changé ?

Patrick Viveret : La prise de conscience du caractère insoutenable du type de croissance actuel chez des économistes qui sont tout sauf « alternatifs » est un phénomène nouveau survenu au cours de ces deux dernières années. Elle est survenue sur le plan écologique, mais les courants écologistes ne sont pas seuls à tirer la sonnette d’alarme. Sur le plan économique, les esprits évoluent sur la financiarisation à outrance du capitalisme. On a vu apparaître des livres comme celui de Jean Peyrelevade sur le « capitalisme total » . Celui de Patrick Artus (1) montre que ce type de croissance est incapable de gérer la question du long terme et même du moyen terme. On voit les effets d’une financiarisation « court-termiste », myope, où l’essentiel de l’économie spéculative tourne sur elle-même et ne se recycle pas dans l’investissement productif.

Ce processus va-t-il en s’aggravant ?

L’insoutenabilité écologique et financière entre en écho avec un troisième enjeu : les risques de nature systémique. Prenons deux rapports récents. Celui des Nations unies pour le développement est consacré à la réduction des risques de catastrophes naturelles, et celui préparé pour le Forum économique mondial de Davos, qui a débuté le 24 janvier, en même temps que le Forum social mondial s’achève, fait apparaître que, sur vingt-trois grands risques recensés, notamment des risques technologiques, économiques, écologiques, etc., quinze se sont aggravés au cours de l’année dernière ! Il n’y a qu’un seul risque qui ne progresse pas, c’est celui de tremblement de terre. Tous les autres gagnent du terrain, et ce même rapport pour Davos estime que la capacité à traiter ces risques est désespérément faible.

Il n’y a donc pas de capacité de régulation et d’anticipation mondiale ?

Cela se traduit par une logique : « Après moi le déluge ! » C’est une logique de nature émotionnelle. On n’a pas suffisamment l’habitude de traiter les enjeux émotionnels, qui me paraissent déterminants dans la période actuelle. On pourrait dire qu’on est en présence d’une contradiction marxienne entre de nouvelles forces productives et des rapports sociaux émotionnels. Ces nouvelles forces issues de la révolution de l’intelligence et du vivant se heurtent à des rapports sociaux construits sur des logiques de peur, de rareté, de privatisation, de propriété privée, etc. La contradiction est de plus en plus forte. Et c’est dans le domaine de la mutation informationnelle qu’on le voit le plus clairement. La question de la propriété des brevets est un choc qui ne cesse de s’aggraver. On ne sortira de cette contradiction par le haut que s’il y a une mutation dans l’ordre des rapports sociaux émotionnels, c’est-à-dire une mutation du côté des victimes de ces formes extrêmes du capitalisme financier et de la croissance insoutenable. Tant que ces rapports sociaux émotionnels restent habités par des logiques de peur, de manque et de propriété privée, le système perdure et participe à son aggravation.

Les États-Unis sont un acteur majeur de cette évolution, et un acteur très endetté. Les derniers chiffres communiqués par la Banque centrale américaine indiquent que la dette totale a atteint 28 198 milliards de dollars, soit 248 % du PIB. Cela contribue-t-il à cette insoutenabilité financière ?

Nous sommes depuis longtemps, rationnellement, sur un volcan. Mais ce volcan a tenu jusqu’à maintenant pour deux raisons majeures. L’une possède un caractère émotionnel. L’autre, plus classique, est qu’il faut arriver jusqu’à l’extrême limite de la démesure pour que le système arrête de s’alimenter. L’endettement des ménages américains et le manque de système de protection sociale ont alimenté la fuite en avant de la même façon que le traitement des crises financières. Celles-ci n’ont cessé de se multiplier depuis vingt ans, mais la réponse donnée par les États-Unis, et plus largement par le côté occidental, a été une fuite en avant. Cela a commencé avec le krach de 1987. Dans un premier temps, tout le monde a dit que ce krach était potentiellement pire que le krach de 1929. Les leçons tirées de ce dernier ont engagé à ouvrir le robinet à dollars, c’est-à-dire le contraire des politiques monétaristes affichées. Ce qui aurait pu être un krach majeur avec une récession majeure s’est traduit par un boom financier dans les années qui ont suivi. Mais il y a eu des politiques radicalement différentes : la zone occidentale a ouvert les robinets tandis qu’on a laissé les autres régions couler. C’est ce qui s’est passé par la suite avec la crise asiatique, la crise argentine et la crise russe.

Le dollar est-il aussi un élément de dérèglement de l’économie financière ?

La monnaie est une des composantes essentielles de ce dérèglement. Les effets de démesure et de décollage par rapport à la réalité y sont les plus patents. Il y a là un énorme défi. On se rend compte que le capitalisme ne sait plus faire, et pas faire du tout sur un certain nombre de ces crises. Dans le cas de crises non financières, il y a des plans prévus, mais, comme le montre le dernier rapport du Programme des Nations unies pour le développement sur les catastrophes naturelles, on est très en deçà de ce qu’il faudrait faire. Et le rapport sur les risques globaux présenté au Forum de Davos montre le décalage entre la croissance des risques et la capacité d’y répondre.

Dans le domaine des crises financières, c’est pire. L’un des premiers enjeux sera d’éviter qu’une crise financière majeure ne se transmette dans l’économie réelle par des effets de récessions massives. Il faut penser les politiques de régulation monétaire en terme mondial. La proposition avait été faite par Keynes et Mendès-France d’une véritable monnaie mondiale qui ne soit pas la monnaie américaine au moment des accords de Bretton Woods, en 1944, mais elle a été récusée par les États-Unis. En termes de macrorégulation, cette question se posera de nouveau, et il faut s’y préparer. C’est pour cela que des travaux tels que ceux de l’économiste belge Bernard Lietaer (2), l’un des anciens directeurs de la Banque centrale de Belgique, portent sur des projets de monnaies mondiales.

Vous êtes l’un des fondateurs du projet Sol de création d’une monnaie complémentaire. Est-ce aussi un élément de réponse à une crise financière ?

Il faut faire monter en puissance des tentatives de monnaies complémentaires compensatrices. Ce sont de nouveaux systèmes d’échange ou des monnaies comme le projet Sol, en France, qui visent à favoriser des comportements en faveur d’un développement humain soutenable et de l’économie sociale et solidaire. Ces monnaies restent à un niveau local ou régional, mais doivent être capables, en situation de crise, de passer à des niveaux nationaux, continentaux, voire mondiaux. Le projet Eurosol est un exemple, et le projet Terra, TRC (Trade Reference Currency), sur lequel travaille Bernard Lietaer, est conçu pour fonctionner à l’échelle mondiale. La crise argentine en a apporté la preuve. On voit bien qu’en l’espace de quelques jours, l’effondrement du système monétaire officiel argentin a pu être compensé par des réseaux globaux d’échanges, qui sont passés rapidement de dizaines de milliers d’individus à plusieurs millions de personnes. Mais, faute d’avoir été pensées au niveau national, ces tentatives ont été incapables de réguler le nouveau système. L’économie sociale et solidaire a aussi un rôle stratégique très important, parce qu’elle existe de fait sur le plan international et qu’elle rassemble malgré tout des acteurs puissants en son sein. Nous sommes à un moment crucial pour l’humanité. C’est vrai pour le réchauffement climatique, mais aussi pour d’autres secteurs. C’est dans ce siècle que l’humanité joue en partie son avenir.

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