Althusser, un penseur qui prend des risques

Les textes autobiographiques de Louis Althusser font l’objet d’une réédition. Yann Moulier-Boutang, qui a conduit ce travail avec Olivier Corpet, revient sur l’œuvre et l’influence du philosophe.

Olivier Doubre  • 1 février 2007 abonné·es

Répétiteur de philosophie à l’École normale supérieure pendant plus de trente ans et membre du PCF, Louis Althusser marqua profondément des promotions entières de normaliens par son approche novatrice de l’histoire de la philosophie et surtout du marxisme. Il eut cependant un itinéraire personnel douloureux puisque, dépressif chronique, il finit par « passer à l’acte » en étranglant sa femme, Hélène, le 16 novembre 1980.

Dans votre préface, vous écrivez que le succès des textes autobiographiques d’Althusser parus en 1992 ne s’explique pas par le « seul attrait du scandale » mais que, « la conjoncture des années 1980 » s’éloignant, une « critique plus libre du capitalisme » et un intérêt renouvelé pour le marxisme redevenaient possibles. Est-ce toujours vrai en 2007 ?

Yann Moulier-Boutang : Je crois même que c’est beaucoup plus vrai en 2007 qu’en 1994. À l’époque, je forçais un peu les choses, mais, depuis, même Alain Minc ou Jacques Attali se sont tournés vers Marx pour penser la crise et l’énorme transformation advenue avec la mondialisation ! Je crois qu’Althusser suscite un intérêt parce qu’on s’interroge sur ce que pouvait être un philosophe engagé et sur l’influence qu’il a eue. Contrairement à ce qui a souvent été dit, la pensée d’Althusser a beaucoup évolué. Mais le fait qu’il écrive en 1976 un premier texte autobiographique est le signe d’une vraie mutation. En 1977, lorsqu’il participe à Venise à un séminaire sur « la crise du marxisme », il va ainsi s’écrier, presque joyeux : « Enfin, la crise ! » En effet, après avoir réglé ses comptes durant la dernière décennie au matérialisme dialectique puis au matérialisme historique, il se demandait ce qu’il pouvait rester du marxisme. Une fois que l’on a déconstruit le marxisme, c’est-à-dire qu’on se situe dans un post-marxisme, où va-t-on ? Je dois préciser que, contrairement à beaucoup de gens à l’époque, je n’éprouvais pas de fascination pour l’homme. C’est plutôt la fascination qu’il exerçait sur ses contemporains qui m’intéressait, ce que j’appellerais « l’effet Althusser ». Or, à travers lui, on peut observer toute la crise de la philosophie marxiste qui va aller crescendo , jusqu’à l’effondrement du socialisme dit réel. Il y a là une véritable trajectoire historique. La pensée d’Althusser, en pleine redéfinition, s’oriente alors vers le « matérialisme aléatoire » , où ce qui compte est d’abord l’action politique : on n’est plus désormais dans des lois de l’histoire, dans la structure, la théorie, ni même la philosophie. Il s’agit de prendre en compte la rencontre, la situation du moment et l’histoire. Son texte s’appelle d’ailleurs les Faits ! C’est à ce moment-là qu’il va se remettre à travailler sur Machiavel, qui, depuis longtemps, était un spectre qui le hantait. L’histoire ne rentre plus dans la dialectique : on ne peut plus la mettre en boîte, avec des séquences où tout est programmé.

Ce premier texte autobiographique de 1976 annonce donc, selon vous, des ruptures, notamment, sur le plan politique, celle avec le PCF. Mais également, sur le plan personnel, le drame à venir du meurtre de sa femme…

Quelque chose s’est indéniablement mis en route à cette époque. C’est à ce moment-là qu’il va publier ses articles dans le Monde , regroupés sous le titre Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste . Ils annoncent sa sortie du PCF qui, comme pour tous ceux qui ont quitté celui-ci, ne se fait pas sans traumatisme. Pour sa part, elle se traduit par la folie, ou plutôt par le fait qu’il n’arrive plus à piloter une folie qu’il était jusqu’alors parvenu à contrôler, malgré ses très nombreuses dépressions et ses passages en hôpitaux psychiatriques. Enfin, en 1985, après le meurtre d’Hélène, il ne peut plus rien dire de théorique : il assiste ainsi à la perestroika puis à la chute du mur de Berlin sans pouvoir en dire un mot ! Il doit alors se justifier en permanence et l’on découvre, dans L’avenir dure longtemps , un Althusser qui ressemble au Rousseau des Confessions . Il compose alors ce second texte ­ où il va relire l’ensemble de son itinéraire et de son oeuvre philosophique. Cela traduit, à mon avis, une autre évolution de sa pensée, qui, j’en suis persuadé, aurait pu accoucher de quelque chose de vraiment nouveau, mais dont nous ne saurons jamais rien…

Que reste-t-il aujourd’hui, selon vous, de l’oeuvre philosophique d’Althusser ?

Je pense qu’il y aura toujours un décalage entre ce pourquoi Althusser a été important pour la génération des années 1960 et la façon dont on pourra expliquer aujourd’hui cette influence intellectuelle. On peut dire finalement que l’« effet Althusser » n’a plus d’effet aujourd’hui… Mais sur ce qu’il reste de lui en philosophie, je crois que le plus important est la façon dont il a débarrassé le marxisme de la dialectique. Sa détestation de la dialectique, et sa volonté d’en sortir, est fondamentale, parce qu’elle est d’une certaine façon la matrice de tout un courant de pensée qui va de Foucault à Lyotard et de Derrida à tous les disciples d’Althusser. Un autre apport est sans doute sa pensée sur ce qu’est l’intellectuel organique français lorsqu’il n’est ni de régime ni de cour, en suivant un fil qui irait de Julien Benda à Sartre puis à Althusser et à Foucault. Daniel Lindenberg a eu raison de faire le parallèle entre Louis Althusser et Lucien Herr [bibliothécaire de l’École normale supérieure pendant l’Affaire Dreyfus, qui eut une grande influence sur Jaurès, Léon Blum, etc., NDLR]. Cependant, si on ne lit plus l’oeuvre de Lucien Herr, on sait qu’il est un personnage majeur pour l’histoire des idées. Pour Althusser, c’est plus compliqué dans le sens où, important pour l’histoire de la pensée, il a aussi produit des textes qu’on continue à lire et qui gardent une efficacité propre. En outre, il écrit formidablement bien, ce qui n’est pas toujours le cas de bien des philosophes…

Je pense, par exemple, que le Pour Marx risque d’être encore redécouvert cycliquement par bien des générations : ce texte, vu la vulgarité de la philosophie ambiante des « années d’hiver » (comme disait Guattari à propos de la décennie 1980), conserve un impact certain. Face à cette philosophie frileuse, je crois qu’Althusser offre une pensée qui, en désignant non seulement des lignées philosophiques ­ de Machiavel à Spinoza ­, prend des risques. Ce sont là des vertus d’intellectuel qui manquent souvent aujourd’hui !

Idées
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