Cagliari, le visionnaire

« Fin de terre » met en scène un monde bouleversé par le dérèglement climatique. Ce huis clos émouvant marque les débuts au théâtre de Georges de Cagliari, auteur d’une grande sensibilité.

Patrick Piro  • 8 février 2007 abonné·es

La lumière à peine rallumée, il s’enquiert de votre avis sur sa pièce, inquiet d’avoir perçu comme une retenue. Il vous donne du « madame », on croit un instant à un cabotinage d’auteur. Georges de Cagliari, certes pétri d’humour, est simplement atteint de cécité presque totale. Une récente intervention, ratée, a enclenché la dégénérescence rapide de sa rétine. Poète, plume éclectique, ancien journaliste, producteur d’émissions culturelles, parolier (pour Yves Jamait, dernièrement), romancier, il découvre depuis peu le théâtre. Fin de terre est sa deuxième oeuvre, et le contact avec le public lui est soudain devenu une douce drogue. Cet « antimondain secret », comme le décrit la metteur en scène, Sara Veyron, ne perd pas une représentation de sa pièce. « L’autre soir, une femme pleurait sur mon épaule en me répétant merci, merci… Mes poèmes me valent parfois des courriers, mais là, c’est du vrai contact tous les soirs ! »

Car Fin de terre laisse des traces. Dans une presqu’île indéterminée, une poignée de personnages se débattent avec un monde sombre bouleversé par le dérèglement climatique. On craint un instant l’exposé didactique et gentiment moralisateur sur une humanité irresponsable qui fait monter la température du globe. Mais Fin de terre , oeuvre dramaturgique profonde, ne tombe jamais dans cette facilité.

D’abord, parce que Georges de Cagliari ne s’est pas soucié d’écrire une pièce sur le climat. Sara Veyron, à qui il livre, pour son théâtre du Chaos, de petites formes interactives sur des problèmes sociaux, lui suggère un jour de s’essayer à l’écriture dramatique. En 2002, Georges de Cagliari met en chantier un huis clos narrant un monde qui s’écroule dans une ambiance délitée. Il aurait dû s’appeler l’Éboulis . « Je suis un impulsif, mes idées mûrissent sous ma plume. Un jour, l’évidence m’est apparue : c’est du dérèglement climatique que je traitais. »

Calfeutrées dans une auberge-blockhaus arc-boutée face aux intempéries, Madame et Annia attendent, depuis deux ans. C’est l’ultime habitation du village. Dehors, la falaise s’effondre par pans entiers. Partout, les sociétés disloquées ont régressé dans un Moyen Âge. Fuyant la sauvagerie qui gagne le dehors, Radjick fond sur l’auberge comme un oiseau fourbu, et vient rompre ce tête-à-tête. Cagliari : « Radjick explique à la jeune Annia traumatisée que nous entamons l’ère moderno-préhistorique, c’est-à-dire la violence et la connerie des temps modernes sans leur technique et leur confort. Mais évidemment sans harmonie non plus avec la nature, puisqu’elle n’existe quasiment plus. »

La catastrophe n’est qu’une frise en filigrane, grondements sourds contre les murs de l’auberge. Fin de terre est d’abord une peinture psychologique finement brossée, où chaque personnage endosse sa part de responsabilité dans le drame humain qui se joue. À rebours de ces écritures plantant les profils en quelques touches, Georges de Cagliari ose décrire. « Son théâtre, très écrit, intimide parfois les acteurs , convient Sara Veyron. Mais il reste léger, très musical. »

La force de cette fiction tient certes au caractère très réaliste de ses protagonistes. Mais aussi à cette révélation collective : dans une civilisation industrielle incapable de penser son impasse, Georges de Cagliari expose une possible régression, la déchéance d’un après-progrès d’où émergerait une proto-société rendue à de bas instincts. Son texte est superbement servi par des acteurs justes et investis, comme Yolande Folliot, Jean de Coninck ou Annick Roux, par la sobre mise en scène et par une lumière saisissante signée Jacques Rouveyrollis. Conquis par le projet, le maître de l’éclairage a renoncé à ses tarifs. « C’est moi qui vous suis redevable » , déclare-t-il à l’équipe.

C’est que la pièce a généré une chaîne de petites solidarités actives. L’auteur, qui se qualifie de béotien « en matière de météo » , sollicite les climatologues Édouard Bard et Jean-Pierre Céron. Ils valident pleinement ses préoccupantes hypothèses, et livrent des conférences sur le sujet à l’occasion des premières représentations. « Le caractère subversif de la pièce risque de la cataloguer écolo , convient Georges de Cagliari, qui fuit les étiquettes. Mais s’il faut parler de prise de conscience, je crois que les artistes ont un rôle essentiel à jouer pour révéler la dimension émotionnelle de ce qui nous attend. »

Il est devenu banal, pour un écrivain, de qualifier de vital l’acte d’écrire, surtout quand il n’est guère contrarié. Face à la cécité, Georges de Cagliari a sérieusement envisagé le suicide. « C’est l’informatique qui m’a sauvé. » Les performances des logiciels de synthèse vocale permettent désormais à son ordinateur de lui lire les textes numérisés, dont les siens. « J’écris plus lentement, j’écoute beaucoup plus. » Reste encore à parachever le deuil de l’élan vers la bibliothèque… « Seuls les livres à succès sont numérisés. Presque aucun philosophe ni poète, pas de Bourdieu, à part quelques extraits… Je fais appel à des lecteurs. »

Georges de Cagliari, qui s’aime en « pessimiste joyeux » , a surmonté le pire. Il prépare deux pièces de théâtre, un roman et son treizième recueil de poèmes, « très intérieur » . Mis en chantier avant son opération de la vue, il en avait d’emblée choisi le titre : Cécité pour mieux voir .

Culture
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