« L’Amant Liesse » de Bertrand Leclair, le désir même

Dans « l’Amant Liesse », Bertrand Leclair introduit son lecteur au cœur d’une aliénation heureuse et enviable : le désir d’une femme pour un homme. Avec une belle puissance d’incarnation.

Christophe Kantcheff  • 15 février 2007 abonné·es

Donner à voir et à sentir le désir, cette fabrique d’énergie ravageuse, impérieuse, totalitaire, peut être une entreprise tout à fait scandaleuse, quand le plus souvent il n’est question que de son spectacle, de son reflet furtif, d’un leurre destiné à la consommation, qui ne dérange en rien le confort des habitudes. Le quatrième roman de Bertrand Leclair ne revendique aucun qualificatif : pas d’adjectifs du type « transgressif » ou « subversif » sur sa quatrième de couverture. Et pourtant, l’Amant Liesse est un roman choquant.
Choquant, parce que, s’il y est bien question d’une femme, Isabelle, de son mari, Éric, et de son amant, Liesse, bref, d’un « adultère » , il introduit avant tout son lecteur au coeur d’une sorte de démence merveilleuse, d’une aliénation heureuse et enviable : le désir d’une femme pour un homme, désir que les romans roses, non avares en tautologies, décrivent comme irrépressible.

« L’attente. Elle est latente tout entière de Liesse, elle songe, latente de la queue de Liesse, son amant qui lui rend corps et vie chaque jour, qui la rend chaque jour à la vie, la vie vraie de l’âme au corps accordée, qui la rend à la matière, au monde, au sens de la terre, elle songe, martelant les syllabes, sans laisser d’espace à la peur à l’inquiétude, elle en est sûre, tellement sûre. »

Le plus scandaleux peut-être, c’est que ce désir, et sa satisfaction cent fois renouvelée, entraîne Isabelle là où elle se découvre pour la première fois, là où elle ne s’était jamais vue dans sa plénitude. Le corps transformé à force d’exulter, Isabelle ne se ressemble plus ­ les yeux des hommes dans la rue ne s’étaient jamais portés sur elle de cette manière. Mais cette femme qui rayonne n’est autre qu’Isabelle : « Est-ce qu’elle a jamais été autant elle-même elle se demande, autant elle-même qu’à ce point hors d’elle… »

L’Amant Liesse constitue aussi comme un défi. Ce désir, tant de fois représenté par la littérature, par le cinéma et par les images de tous ordres, comment le faire résonner à nouveau, le faire vibrer par les mots ? Bertrand Leclair y parvient en déployant des phrases qui ressemblent à des promesses réitérées de jouissance : ondoyantes, insistantes, au débit souvent précipité. Il n’a pas puisé dans le vocabulaire trop souvent fleuri du roman érotique, qui l’aurait sans doute poussé du côté de l’anecdote : l’Amant Liesse ne relève pas à proprement parler de ce genre. Il n’est pas non plus abusivement métaphorique ou allusif. Au contraire, Bertrand Leclair n’écarte pas les termes crus, directs. Mais surtout, comme dans ses livres précédents, la langue qu’il tisse se donne « littéralement et dans tous les sens » . Elle caresse comme la main d’un amant, palpite comme un sexe tendu, secoue comme une onde de plaisir. En somme, elle tend à être le désir et l’amour mêmes.

Vaste ambition, au centre du projet de l’Amant Liesse : diluer « le moment de bascule du mot à la chair ». Le lien qui unit le « mot » et la « chair » pourrait se réduire aux injonctions douces que prononcent les amants pendant l’amour, et qui viennent décupler leur plaisir. Mais ce lien est plus complexe et tient au rôle que joue le troisième personnage du trio : Éric, le mari.

Tout au long du roman, Éric apparaît en alternance avec Isabelle. Isabelle attend son amant Liesse dans l’appartement qu’Éric vient de quitter pour effectuer un voyage de quelques jours. En réalité, il s’est réfugié dans un bistrot en face de chez lui. Rapidement, le lecteur s’interroge : et si ce qui concerne sa femme, « latente tout entière de Liesse » , n’était que le fruit de son imagination ? En outre, Éric travaille pour un journal, il a déjà publié un livre au titre assez terrifiant, l’École des cocus , et l’idée que sa femme le trompe lui redonne goût à l’écriture, y compris à la table du café d’où il surveille si, chez lui, les rideaux bougent.

« S’empêcher d’écrire ? Est-ce qu’il n’a pas là matière à un beau texte après tout ? Alors ? Si elle veut s’envoyer en l’air grand bien lui fasse, il peut être cynique après tout, lui aussi, il sera pas le premier pas le dernier, mais du moins il écrit, c’est fort, ça doit être fort, il écrit, jouira bien qui jouira le dernier… »

Récapitulons : une femme, dans l’attente de son amant, se projette dans l’explosion de leurs corps, qui ne saurait tarder ; mais ce que voit cette femme sur l’écran de ses envies pourrait n’être que le fruit d’un esprit jaloux, celui de son mari. Anticipation d’un côté, fantasme de l’autre. Le récit se constitue ainsi sur différents niveaux de représentation, si ce n’est d’abstraction. Voilà qui pourrait passer pour un éloge de l’imagination, à l’heure où l’on somme la littérature de se justifier en se gavant de réalité. L’Amant Liesse atteste que, lorsqu’il diffracte sa lumière d’origine, celle du réel, le roman peut renforcer sa faculté de dévoilement. Car c’est bien ce qui impressionne à sa lecture : sa puissance d’incarnation.

Culture
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