Protectionnisme et libre-échange

Thomas Coutrot  • 8 février 2007 abonné·es

Peut-on rompre avec le libre-échange (voir la chronique de Christophe Ramaux dans Politis n° 937) ? C’est sans aucun doute indispensable si l’on veut limiter la concurrence effrénée que le néolibéralisme a instaurée entre les peuples du monde, et qui tire partout la condition salariale vers le bas. Et d’autant plus nécessaire qu’on doit viser une réduction drastique des transports, surtout routiers et aériens, qui contribuent pour plus du tiers à l’émission des gaz à effet de serre.

Toute la question est de savoir comment rompre avec le libre-échange. Le « néoprotectionnisme » européen que Christophe Ramaux appelle de ses voeux signifie le rétablissement de droits de douane aux frontières de l’Union, de façon à rendre moins compétitives les importations en provenance des pays tiers. L’idée paraît pleine de bon sens : en protégeant les entreprises européennes de la concurrence extérieure, on leur permettra de préserver les emplois.

Ce bon sens est malheureusement illusoire. Étant donné les rapports de force sociaux qui prévalent aujourd’hui, rien ne garantit que les entreprises protégées de la concurrence choisiront de développer l’emploi. Il y a fort à parier que beaucoup d’entre elles augmenteront leurs prix pour accroître leurs profits : c’est ce qu’ont montré la plupart des épisodes protectionnistes du passé. L’inflation, encore renforcée par le renchérissement des importations, rognera le pouvoir d’achat des salaires. Les capitalistes des secteurs protégés y gagneront certainement ; les salariés et les chômeurs, c’est beaucoup moins sûr.

Le protectionnisme consiste à protéger les capitalistes nationaux de la concurrence étrangère en espérant que cela profitera aussi aux salariés. S’il est conçu indépendamment d’une transformation radicale des rapports de force sociaux, c’est une illusion. Face aux délocalisations, aux licenciements et aux fermetures d’entreprises, ce n’est pas le retour à des barrières douanières qu’il faut exiger, mais la conquête de droits démocratiques nouveaux dans la sphère économique. Droit des salariés à opposer leur veto à des projets d’investissement nuisibles à leur emploi ou à leur santé. Droit des usagers, des associations et des collectivités locales à refuser des décisions dangereuses pour l’environnement et les populations. Droit des consommateurs à connaître de façon fiable le contenu social et environnemental des produits et services qu’ils achètent. Droit de la société civile à exercer son contrôle sur les décisions économiques majeures qui affectent la vie de tous. C’est seulement par une telle transformation des rapports de force qu’un nouveau partage des richesses deviendra possible, plus favorable à la création d’emplois et à la satisfaction des besoins sociaux et écologiques.

Pour inverser la tendance à la croissance exponentielle des transports, il faut promouvoir la création par l’Union européenne d’une taxe globale sur le kilomètre parcouru par les marchandises. Si on taxe à 0,01 % chaque km parcouru par un bien, cela revient à une surtaxe de 1 % pour 100 km, 10 % pour 1 000 km et 100 % pour 10 000 km. Évidemment la taxe pourrait aussi être dégressive, de façon à dissuader les transports intracommunautaires ; elle pourrait aussi être combinée avec une taxe sur les émissions de CO2.

Le néoprotectionnisme est par essence unilatéral : l’Union européenne (ou la France) imposerait des taxes dissuasives aux marchandises provenant de l’étranger, notamment des pays pauvres. Une telle politique appellerait des mesures de rétorsion et une dynamique de conflits commerciaux entre nations. Le néoprotectionnisme porte un risque de division mortelle entre les mouvements sociaux par-dessus les frontières. Comment expliquer à un syndicaliste indien, dans un Forum social mondial, que nous appelons notre État à empêcher les produits de son travail d’atteindre nos marchés ?

À l’inverse, l’exigence de nouveaux droits économiques favorise une offensive concertée des mouvements sociaux contre les transnationales. La taxe sur le kilomètre, elle aussi, est porteuse d’unité : puisqu’elle s’applique également aux exportations des pays riches, les producteurs du Sud bénéficieraient donc aussi d’une certaine protection. Alors que le protectionnisme tarifaire et unilatéral est une alliance illusoire entre capitalistes et travailleurs du Nord pour se protéger de la concurrence des travailleurs du Sud, les exigences de démocratisation des décisions économiques et d’instauration de taxes globales permettent une convergence des revendications sociales au Nord et au Sud. Le mouvement ne peut pas se contenter de répéter les formules du passé : il doit innover pour remplir sa promesse d’être le grand mouvement internationaliste d’émancipation de ce XXIe siècle.

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