Christian Prigent : mourir d’Aimé

Maniant la langue comme un feu d’artifice, Christian Prigent fait revivre son père dans « Demain je meurs », communiste inflexible, homme taiseux sur ses sentiments, mais acteur de son temps, fier et courageux.

Christophe Kantcheff  • 1 mars 2007 abonné·es

Difficile, aujourd’hui, de parler d’événement en matière littéraire, tant la notion a été reprise et usée jusqu’à la corde par le spectacle médiatique. Pourtant, la publication d’un nouveau livre de Christian Prigent en constitue bien un, parce qu’il vient s’ajouter à une oeuvre en cours qui fait de plus en plus référence. Dans le milieu de la poésie, où Prigent est apparu à la fin des années 1960, avec le collectif TXT, mais aussi au-delà, auprès des lecteurs pour qui la littérature est d’abord affaire de langue et de tempérament d’écriture. Chez Christian Prigent, l’humeur est plutôt au feu d’artifice langagier, coloré et explosif, rieur et secouant.

C’est plus que jamais le cas ­ et malgré son titre ! ­ de Demain je meurs , qui entre dans la veine « fictionnelle » de l’auteur. Après sa mère ( Une phrase pour ma mère , POL, 1996) et sa grand-mère ( Grand-mère Quéquette , POL, 2003), Christian Prigent s’est colleté avec la figure de son père. À sa manière. Certainement pas pour en sortir une confession énamourée nostalgique, ou au contraire une philippique en forme de règlement de comptes familial. Pas de ces banalités-là avec Prigent.

« Je crois que depuis le début […], j’écris toujours la même chose , a expliqué Christian Prigent dans un entretien avec Fabrice Thumerel [^2] *. Et cette chose relève d’un traitement du matériau autobiographique. Mais jamais dans l’ordre d’une reconstruction narrative positivée de ce matériau. Toujours dans l’ordre d’une opération musicale stylisée qui consiste pour l’essentiel à épuiser ce matériau. Je veux dire à l’arracher à sa chair mêlée d’expériences, de culture et de fantasmes pour le désincarner de cette chair-là et le réincarner, stylisé (calculé, composé, sonorisé et rythmé) dans l’autre matière : la langue. Un livre est pour moi ce vase communicant où l’insensé de l’expérience se vide, s’oublie et meurt pour ressusciter, réifié en pur morceau de langue vivante ­ et dépasser par ce vecteur, oui, sa propre subjectivité. »*

Que Demain je meurs soit une immense partition, longue de 365 pages, la chose est on ne peut plus visible (ou audible). Au point que le plaisir se décuple à la lecture à haute voix. Prennent alors tout leur relief les scansions, allitérations, accélérations et freinages subits. Les glissements de registre, du familier au savant, de l’argot au classique, du français au gallo breton (puisque l’action se passe à Saint-Brieuc), et même les quelques intrusions du latin ou de l’allemand. Avec, cette fois, une prédilection particulière pour le rythme de l’alexandrin inscrit dans la prose. La langue de Prigent, nourrie à haute dose des anciens qu’il affectionne (Rimbaud, Jarry, Scarron…), est comme les montagnes russes : elle monte, descend, joue à faire peur et met en joie. Dès l’incipit : « Aïe zut, djà la rouscaille : ça grommelle ronchon derrière du papier peint. »

Pourtant, son sujet central n’est pas exactement un joyeux drille : le papa. Si tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents communistes, il ne faut rien exagérer. Autant dans sa foi en Staline que dans son incapacité à manifester le moindre sentiment envers son fils, Aimé Prigent est d’une raideur inflexible. Mais Demain je meurs est d’abord un livre d’images. Une suite de séquences, sans respect pour l’ordre chronologique, dont le père tient le premier rôle : « Tu concentres à fond sur quoi passe têtu dans tes intérieurs. Là, c’est défilé sans interruption de spots de vision de qui fut ton père. »

Son père ? Un homme qui s’est arraché à la condition des siens, « en fond de cambrousse de Centre-Bretagne » , pour devenir un professeur de lycée exemplaire. Cette « trahison » de classe, il la portera comme une croix, y compris, et peut-être surtout, au parti communiste, où il est entré au sortir de la guerre : « Il aura toujours à se racheter du péché de n’être, pas ou hélas plus, de la classe QuiPorteLes EspoirsDuMonde. »

Dans nombre des instantanés qui traversent l’esprit du narrateur, le père est en représentation publique dans une manifestation du parti : congrès fédéral, meetings, fête de l’Aube nouvelle… De même dans sa fonction de maire adjoint, puis de premier édile de Saint-Brieuc. Il y épouse, sans le plus petit écart, la ligne officielle. Malgré l’ami Eugène Blivet, le semeur de doutes, qui a quitté le parti en 1939 « à cause que le Molotov, il signa le pacte avec les fachos » . Malgré les avertissements de quelques intellectuels ­ Camus, Serge, Rousset, Kravchenko ­ et la visite d’un petit homme lucide, natif de Saint-Brieuc, l’auteur du Sang noir , Louis Guilloux. Malgré enfin la révolte de la femme d’Aimé, Émilienne, qui, au terme d’une scène conjugale épique ­ « Ça va charcuter » ­, déchire rageusement sa carte du parti à cause de ce qui se passe en Hongrie : nous sommes en 1956.

Parce que son héros croise la grande histoire, Demain je meurs est un livre documenté. En fin de volume, sont rassemblés une bibliographie, des plans et quelques tracts retrouvés dans les archives paternelles, sur lesquels s’est appuyé Christian Prigent. Mais nulle trace de reconstitution historique. La liberté de l’auteur est entière, souvent espiègle, drolatique, parfois limite délirante. Il s’amuse en particulier de l’esthétique recommandée pour les masses ­ « socio-réalisme et pompier héroïque » ­ en distillant quelques chansons rimées au style candide. Le sujet vient aussi sur le tapis dans un chapitre intitulé « Une leçon de littérature ». Le père récuse devant son fils tous les écrivains de la modernité ­ Joyce, Kafka, Beckett… ­ et même ceux qui ne le sont pas, dès lors que leur oeuvre n’est pas jugée « utile »

Mais l’ironie du fils est toujours tempérée par un souci de compréhension. Nous l’avons dit : pas question de condamner. Ce serait trop facile, trop abject. Au contraire, sur l’aveuglement, cette phrase : « Où serait la honte d’avoir bagarré pour virer l’immonde et faire du mieux au monde ? »

Plus encore : le fils-narrateur ressent quelque difficulté à se défaire de la mauvaise conscience qui l’assaille, parce que toutes ses projections mentales sur son père surgissent alors qu’il rejoint celui-ci à l’agonie dans une chambre d’hôpital. Questionnant en permanence l’origine de ces images et les motivations qui l’amènent à les transcrire, il interroge l’éthique qui traverse Demain je meurs . Il ne cache rien non plus de l’énigme métaphysique qui relie ce livre à la mort du père. « Tu prends sa parole, lui prends-tu sa vie ? » , se demande-t-il. Question terrible, bouleversante, que Christian Prigent ne dramatise pas, mais qui pourrait à elle seule contenir le livre.

Tout de même, le lecteur, lui, peut se faire une idée. Sans doute parce qu’il n’est soumis à aucune confidence, aucune révélation. Aussi parce que l’auteur parvient à « dépasser […], oui, sa propre subjectivité » . Le lecteur sent ce qui justifie pleinement l’existence de Demain je meurs : un amour pour ce que fut un père, dans toutes ses limites et ses richesses d’homme.

[^2]: « Libr-critique.com, poésies et littératures contemporaines » : .

Culture
Temps de lecture : 6 minutes