La décroissance : on n’y coupera pas !

Les candidats à la présidentielle cherchent leur salut et le financement de leurs projets dans la croissance. Les médias relaient. Et si la solution de la crise de surproduction et d’endettement était à l’opposé…

Patrick Piro  • 15 mars 2007
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La décroissance : on n’y coupera pas !

Hors de la croissance économique, point de salut électoral ! À 2,2 % ou 2,6 %, elle est la béquille indispensable du programme de tout candidat, source de financement de ses promesses et mesures – douze, trente ou soixante milliards d’euros pour cette présidentielle 2007, selon les candidats. L’expansion du produit intérieur brut (PIB), qui mesure la création de richesses du pays, est un axiome consensuel des politiques.

Pourtant, presque tous les postulants à l’Élysée ont cru bon, ces dernières semaines, d’y aller de leur commentaire sur la « décroissance », ce courant de pensée qui critique radicalement le dogme de la croissance économique. Certes, pour l’écarter d’un revers ferme, voire en dénoncer le péril, tel Nicolas Sarkozy, qui voit se profiler « une catastrophe pire que celle que l’on cherche à éviter » si l’on donne « préférence à la décroissance sur la croissance » . Pour Jacques Chirac, à l’ouverture de sa Conférence internationale sur l’environnement, le 2 février, on ne saurait répondre au défi écologique par la « croissance zéro » .

Illustration - La décroissance : on n'y coupera pas !

Des voitures de la gamme Scenic et Megane sont stockées sur le parking de l’usine Renault de Douai. AFP /Philippe Huguen

La gauche est plus perméable. Lors du dernier congrès du PS, en novembre 2005, la motion Utopia (1,05 % des suffrages) remettait en cause la croissance, une première. Pour la Verte Dominique Voynet, la réduction massive des consommations d’énergie, de biens, d’espaces, etc. est bien au coeur du projet écologiste, mais elle juge trop négatif le terme de « décroissance ». Yves Cochet, qui a manqué l’investiture verte à la présidentielle pour 57 voix, s’en revendique ouvertement. José Bové, de son côté, est rudement interpellé par le politologue Paul Ariès, l’un des penseurs de la décroissance. « Candidat « seulement antilibéral », il a raté le coche d’être le porte-parole de la critique de la croissance [^2]. »

Les grands médias se sont aussi saisis de cet objet iconoclaste, et l’élite économique n’est pas en reste. L’an dernier, c’est le Medef qui tend l’oreille, invitant Paul Ariès à une convention. Début février, alors que l’économiste anglais Nicholas Stern déroule son chiffrage explosif du coût du dérèglement climatique (5 500 milliards d’euros), Pierre-Alain Muet, ancien président du Conseil économique et social, résume l’opinion dominante du monde politique et économique : « La question, ce n’est pas la décroissance, c’est de changer de modèle de croissance économique. »

En l’espace de quelques semaines, le débat, qui se cantonnait à une sphère réduite d’économistes de gauche (au sein d’Attac, du mensuel Alternatives économiques , etc.), a investi le sérail des décideurs. « Qui l’aurait imaginé ? Tous se sentent tenus de répondre à une interpellation latente » , relève Jean-Paul Besset, conseiller de Nicolas Hulot et membre du comité de rédaction de la jeune revue Entropia , consacrée à la décroissance.

Le terme n’avait cours jusque-là que dans un cercle restreint d’initiés. En 2002, il est employé publiquement, après trente ans d’éclipse, lors d’un colloque organisé par l’Unesco : « Défaire le développement, refaire le monde ». Les premières remises en question d’une croissance économique qui ne s’envisage qu’illimitée sont en effet apparues au début des années 1970, avec les premières graves pollutions industrielles : le « développement », intimement dépendant de la croissance, est-il compatible avec la préservation de l’environnement ? Ivan Illich et Jacques Ellul font une critique radicale de la société de consommation. L’agitation intellectuelle culminera en 1972 avec la publication du mémorable rapport « Halte à la croissance » des experts du Club de Rome, qui dénonce déjà l’absurdité d’un modèle économique générant une consommation sans frein d’énergie, de matériaux, de sols. Mais la technologie promet des solutions, et la foi dans le progrès balaye les doutes.

Le débat ressurgit à la fin des années 1990, car tous les voyants sont au rouge : le climat est déréglé, le déclin de la production pétrolière approche alors que la consommation planétaire ne ralentit pas, les terres arables sont dégradées partout, les réserves d’eau douce se raréfient, les ressources marines et forestières sont pillées sans souci de gestion, une extinction massive des espèces vivantes est en cours. L’empreinte écologique de l’humanité, indicateur choc popularisé par le WWF, montre que la pression de l’homme sur les ressources, dans la zone d’alerte depuis 1979, dépasse aujourd’hui de 25 % les capacités de la planète.

Constat accablant, la croissance n’a apporté aucune réponse au problème de sa compatibilité avec les limites planétaires, analysent les tenants de la décroissance, et la solution ne peut être que radicale : il faut démanteler ce système fondé sur l’hégémonie de l’économie – une richesse calculée sur la valeur marchande, la concurrence effrénée, la boulimie consumériste, les appétits financiers, etc. -, qui conduit l’humanité et la planète dans le mur, à marche forcée. « C’est un enjeu de société majeur, bien que nous soyons encore marginaux, voilà pourquoi les questions que nous posons trouvent un écho de plus en plus large » , analyse Vincent Cheynet, cofondateur du mensuel la Décroissance .

Née de l’alarme écologique, la critique commence à se diffuser dans la sphère sociale. Car la croissance n’est pas non plus « profitable à tous », comme le prédisaient les théoriciens du libéralisme. Le PIB a beau croître, des indicateurs comme l’indice de « santé sociale » de la société (du Fordham Institute de Washington) ou de « satisfaction de vie » de la population (université Erasmus de Rotterdam) stagnent, voire régressent. Quant au « BIP 40 » français, lancé en 2002 par des statisticiens militants pour mesurer l’évolution des inégalités et de la pauvreté (www.bip40.org), il accompagne parallèlement (ou presque) la hausse du PIB par habitant depuis vingt ans.

Le milieu syndical, longtemps à distance du débat, parce que croissance et création d’emplois font bon ménage, évolue. « Parce que nous constatons que les crises sociale et écologique sont conjuguées, relève Annick Coupé, porte-parole du syndicat SUD. Pour revendiquer efficacement une autre répartition des richesses, il faut aussi s’interroger sur l’utilité sociale de la production. Se battre contre les licenciements chez Airbus, d’accord, mais faut-il fabriquer des longs courriers très polluants ? Les suicides chez Renault ne sont-ils pas liés à l’insupportable logique qui exige de commercialiser de plus en plus de modèles de voitures ? » « L’objectif n’est pas un meilleur partage du gâteau, mais d’inventer une autre recette » , résume Paul Ariès.

Les objections à la radicalité de la décroissance ne manquent pas. Elles ne portent pas sur le constat de crise, à peu près consensuel, mais sur les remèdes à appliquer. Comment s’en tirer sans toucher à la croissance ? On peut la rendre « écolo-compatible » grâce aux performances technologiques, avancent des économistes : il faut moins d’énergie et de ressources qu’auparavant pour produire le même bien ou le même service. Étiré à son maximum, ce « découplage » entre l’augmentation du PIB et la ponction des ressources permet de rêver à une économie imperturbablement croissante, mais à impact maîtrisé sur l’environnement. Un leurre de plus, rétorquent les objecteurs de croissance, à cause d’un « effet rebond » généralisé. Exemple : si la consommation kilométrique d’une voiture a été divisée par deux en trente ans, les distances annuellement parcourues ont été multipliées par sept !

Autre critique : peut-on exiger des plus démunis, notamment dans le Sud, qu’ils renoncent à un « développement » minimum – infrastructures, services de base, etc. ? Certains objecteurs de croissance conviennent que c’est avant tout le Nord qui devra « décroître ». Plus radical, l’économiste Serge Latouche, l’une des principales références de la décroissance, juge que le « pacte de décroissance » doit englober le Sud, invité lui aussi à une « décolonisation des imaginaires » pollués par une « religion du développement » purement occidentale. Et puis, ultime défi, par quel énigmatique chemin irait-on au pays de la décroissance ? Comment, sans chaos, lâcher une croissance qui assure le paiement des retraites, des actionnaires, etc. ?

Convaincants au chapitre de la critique de la croissance, ses objecteurs tentent de préciser les contours d’une société qui en aurait fait le deuil. Serge Latouche, qui redoute cependant qu’il faille d’abord en passer par une catastrophe, propose la mise en place d’un cercle vertueux autour de ses « 8 R » : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler, et relocaliser les activités humaines, pivot de la décroissance : produire et consommer à l’échelle régionale, limiter les déplacements, rapprocher les centres de décision des habitants, etc.

Autant d’ébauches conceptuelles. La décroissance ne compte qu’une poignée de théoriciens français, italiens, suisses, étasuniens. « Ce n’est pas une idéologie ni un modèle économique de plus, tempère Paul Ariès, c’est d’abord un mot-obus pour pulvériser la pensée économiste dominante. »

Sans attendre le consensus des chercheurs ou le signal des politiques, des milliers de personnes ont déjà fait le choix d’une sobriété qu’ils déclarent choisie et heureuse : abandon de la voiture, alimentation à base de produits locaux et de saison, rejet du consumérisme, rupture avec les cadences infernales, reconquête d’une qualité de vie non matérialiste, etc. Le mouvement connaît une certaine notoriété en Amérique du Nord.</>

Une régression vers le cheval et la bougie ? Une néo-ascèse cathare ? Non, affirment-ils, une réforme radicale des manières de vivre pour sortir d’une impasse personnelle et de société. « Tout sauf une utopie, insiste Jean-Paul Besset. Le défi de la décroissance ne peut plus être esquivé, il s’impose comme une nécessité physique. L’urgence consiste désormais à inventer des voies de transition, et dans un cadre démocratique. En avons-nous le temps ? Et le désir ? »

[^2]: José Bové, le candidat condamné, éd. Golias.

Société
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