La mondialisation selon Marx

Les cinq économistes qui signent « la Finance capitaliste » abordent l’actualité du néolibéralisme sous un angle original : leurs théories
sont ancrées dans celles de Karl Marx.

Thierry Brun  • 22 mars 2007 abonné·es

Pourquoi chercher dans l’oeuvre de Karl Marx les fondements de l’analyse de la finance au XXIe siècle ?

Gérard Duménil : Ce détour nous renvoie quelque cent cinquante ans en arrière. Et pourtant ! Le capital porteur d’intérêts ­ et de dividendes ­ dessine les contours de la bourgeoisie financière tels que Marx les a définis. L’étude du capital bancaire , qui concentre les capitaux et les met à disposition des entreprises en devenant l’« administrateur », fonde en théorie le rôle central des institutions financières. Marx décortique les fonctions des mécanismes du marché (dans l’accumulation, la concurrence, etc.), mais il s’attache également à l’instabilité découlant de l’accumulation d’une masse de titres, le capital fictif. Surtout, derrière les affaires, se profilent les classes capitalistes. Une mine d’idées.

Dominique Lévy, dans votre analyse, menée avec Gérard Duménil, vous définissez le néolibéralisme comme une nouvelle hégémonie financière. Qu’entendez-vous par là ?

Dominique Lévy : Le néolibéralisme est un phénomène de classes. Il a mis fin au compromis social-démocrate de l’après-guerre, qui contenait les pouvoirs et les intérêts des classes capitalistes. Mais la crise des années 1970 (ralentissement de la croissance, inflation cumulative) a servi de tremplin à ces classes pour réaffirmer leurs pouvoirs dans une seconde hégémonie financière, faisant écho à celle du début du XXe siècle.

Le néolibéralisme a permis un rétablissement prodigieux des revenus (intérêts, dividendes, plus-values boursières) et l’élargissement du terrain de chasse du capital à la planète (libre-échange, libre circulation des capitaux).

La finance capitaliste est-elle un obstacle à l’accumulation ?

Michel Husson : On ne peut pas séparer le bon grain (le capitalisme qui investit) de l’ivraie (la finance qui le parasite). La finance libère le capitalisme de ses entraves : elle garantit la plus grande liberté de circulation des capitaux et met ainsi en concurrence les salariés du monde entier. Ce capitalisme hyperconcurrentiel ressemble de plus en plus à son concept, mais le revers de la médaille est que ses contradictions se développent. La surexploitation limite constamment les débouchés, et ce sont les revenus dérivés du profit qui permettent la reproduction du capital. Le profit ne tire plus l’accumulation, les inégalités se creusent, et ce capitalisme « pur » est en train de perdre toute légitimité sociale.

Les mécanismes financiers font-ils peser sur le capitalisme contemporain une menace de crise majeure ?

François Chesnais : Depuis vingt ans, on observe un gonflement continu de la masse des titres (actions et obligations), qui permettent de venir en partage du profit (la valeur actionnariale) ou de bénéficier de revenus ponctionnés par l’impôt (service de la dette). Le rendement des placements est supérieur à celui des investissements productifs, de sorte qu’il y a un montant très élevé de « liquidités », alors que l’investissement productif stagne partout, sauf en Asie. Ces liquidités se déplacent de manière chaotique sur la planète. Les acquisitions d’entreprises (les LBO) l’emportent de loin sur leur création. Les prétentions de la finance dépassent les possibilités de l’économie réelle, même en surexploitant les salariés. Cette situation risque d’engendrer des crises majeures.

Dans cette domination de la finance mondiale, quel rôle faut-il donner à l’hégémonie du dollar ?

Suzanne de Brunhoff : Depuis la fin de l’étalon or, le dollar est l’unité de compte pour les échanges de biens et de titres financiers entre tous les pays. L’hégémonie actuelle du dollar repose sur la puissance économique, financière et militaire des États-Unis. Chaque jour, sur le marché des changes, on suit le prix en dollar des autres grandes monnaies, comme l’euro, jugé « trop fort », et le yen japonais, « trop faible ». Cette prépondérance est paradoxale au vu de l’énorme dette extérieure des États-Unis. Ce déficit est financé par les placements en titres effectués par les étrangers. Quand ces flux diminuent, des experts s’inquiètent et redoutent une crise du dollar. Le cours de l’or, cette « relique barbare », monte. Ainsi, la suprématie actuelle du dollar est-elle à la fois assurée et relativement fragile.

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