Marie NDiaye : la punition

Les mauvaises pensées abîment les corps chez Marie NDiaye, grande prêtresse de l’inquiétude et de la métamorphose. Elle publie un roman, « Mon Cœur à l’étroit », et des pièces de théâtre, avec Jean-Yves Cendrey.

Ingrid Merckx  • 1 mars 2007 abonné·es

Connaît-on jamais vraiment les personnages d’un roman ? Sont-ils ce qu’ils disent ? Se pourrait-il, parfois, qu’ils nous trompent ? Telle est l’idée qui s’insinue, progressivement, dans Mon Coeur à l’étroit , le dernier roman de Marie NDiaye. Et ce, par un truchement narratif de haut vol. Qui, tout d’abord, décrète le fantastique, des premières lignes aux dernières : quelque chose a changé dans la vie d’Ange et Nadia, couple modèle d’instituteurs rectilignes. Le regard sur eux s’est renversé. Estimés, ils sont devenus craints, puis détestés, poursuivis, mis au ban. Le pourquoi est l’énigme du roman, et celle que Nadia cherche à percer avec une énergie fluctuante, qui tantôt s’accroche, tantôt se défile. Elle devine, mais préférerait ne pas savoir, redoute d’en apprendre plus, refuse d’en apprendre plus. Mon Coeur à l’étroit est présenté de son point de vue. C’est là le génie, et le piège. Car Nadia a presque deux voix. Celle du récit et une autre, imprimée en italiques, nettement plus brutale. C’est la voix du commentaire, des pensées intimes, des idées automatiques, qui traversent, inavouables, tues, mues par la peur, la culpabilité, et l’avarice du coeur. Elle est si cinglante, cette parole fantôme, si affreusement sincère, qu’elle redonne à Nadia un peu de contenance. L’institutrice déchue reste donc en équilibre sur une arête : qui est infecte ? Elle ou les autres ?

La méchanceté est aussi au coeur de Providence , première pièce de théâtre de Puzzle , qui en compte trois, et que Marie NDiaye signe avec son compagnon, le romancier Jean-Yves Cendrey. Pas tant la méchanceté d’ailleurs que la manière dont une société l’appréhende (deux hôteliers, un curé, un assureur, un notaire, une pharmacienne, un professeur, un questionneur…) et dont elle abîme les gens, moralement et physiquement. Il y a du Kafka chez Marie NDiaye, dans cette atmosphère labyrinthique de perdition que l’on retrouve d’un texte à l’autre, mais surtout dans sa poursuite quasi obsessionnelle de l’inquiétante métamorphose des êtres. Dans le roman, Ange se découvre une plaie béante au ventre, qui ne tarde pas à expulser un pus pestilentiel. On lui a arraché des lambeaux de chair, ressasse Nadia, qui, de son côté, gonfle à vue d’oeil, engrossée par un mal étrange. Leur ville, Bordeaux, s’enfonce dans un épais brouillard. Les rues, où le vent hurle, sont désertes, froides, mouvantes. L’univers se resserre, vivant, et maléfique. Quant aux gens, ils ont beau avoir le visage des familiers (le fils, l’ex-mari, le voisin, l’amie d’enfance, la pharmacienne), ils leur jettent des regards horrifiés ou s’engluent dans une gentillesse étrangement hostile. Nadia ne les reconnaît pas complètement, doute de leurs intentions, peine à distinguer les ennemis des amis, s’il en reste. Parallèlement, elle se sent devenir étrangère à elle-même. Son mari, le seul être qui la comprenait, se détourne d’elle, réfractaire, malveillant à son tour. Tout ce qui est bon, sentiments ou saveurs, a l’arrière-goût du dégoût. Et Nadia salive, tandis que Marie NDiaye parsème son chemin des mots de la suffocation et du malaise. Dans sa perdition, sa punition ? ­ Nadia a faim. Grand faim.

Jeune femme hautement désirable, Providence, qui donne son nom à la pièce, a un ventre jaune, « un peu bombé, dont le nombril saillait ». Son enfant, qu’elle cherche avec désespoir, aurait été dévoré par ses cochons. Là encore, la séduction côtoie l’écoeurement. Se pourrait-il que les mauvaises pensées transforment le corps humain, le flétrissent, le saignent, le rongent ? C’est ce que Marie NDiaye suggère avec férocité et une absence frappante de clémence pour les liens familiaux et amicaux. Cauchemar ? Métaphore ? Mise en garde ? À propos de l’ignominie qui frappe le couple de Mon Coeur à l’étroit , quelqu’un dit à Nadia qu’il n’y a « rien de surnaturel là-dedans, juste la répulsion pleine de ressentiment que tout un chacun s’est mis à éprouver envers des gens tels que vous et votre mari, et qui se répand… »

Marchant dans la même direction que dans son Autoportrait en vert , Marie NDiaye creuse l’inquiétude que génère l’autre, particulièrement quand il est proche. Mais la tonalité est différente de son précédent roman, plus noire et relativement asphyxiante à la longue. Parce que la romancière persiste à se draper dans le suspense, esquivant ainsi la satire directe. Que chacun se débrouille avec ce mystère. Habile, mais cela peut conduire à regretter une certaine prise de risque. Le seul appel d’air, finalement, provient de sa fascination pour la mutation. Même la pire.

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